Color my life

Chapitre 2

Je trouve la cuisine au son des voix de ma mère et d'Holly, en train de rire aux éclats devant un café. Ensemble, les deux amies se retrouvent délestées de leur devoir de mère ainsi que de toutes les responsabilités du quotidien et redeviennent des femmes qui s'amusent de la vie. J'ai toujours aimé voir cette transformation s'opérer chez ma mère. Ses traits se rehaussent pour lui donner l'air plus vif, plus jeune. Je lui ai causé bien du souci ces dernières années, alors je suis toujours rassurée quand je la vois prendre du temps pour elle.

— Alors, Anaé, tu te lances dans une licence de droit, c'est bien ça ? m'interroge Holly alors que je prends place sur une chaise haute autour du bar où elles discutent.

— Oui, je m'intéresse beaucoup au droit privé. Les affaires familiales, le droit social, le droit du travail... C'est surtout dans ces domaines que je veux me spécialiser.

Débattre, défendre ses idées, l'art de la rhétorique et de manier les mots... tout cela m'a attirée très tôt. J'ai toujours envisagé la profession d'avocat comme un métier puissant qui peut apporter énormément aux gens et faire changer certaines choses. Cette vocation a été un des phares qui me guidaient durant mes jours sombres. Je me suis raccrochée à ce besoin de justice qui m'anime depuis des années.

— Je suis contente pour toi que tu aies trouvé ta voie. Eyden est tellement indécis ! Il parle couramment français et a aussi une grande affinité avec le latin. Je n'ai jamais compris pourquoi il aimait ça, mais il m'épate à traduire aussi facilement des textes d'une langue morte. Il est en train de se mettre à l'apprentissage de l'espagnol. Il a toujours mis beaucoup d'efforts dans ses apprentissages, même quand je lui disais qu'il n'avait rien à prouver, mais je suppose qu'il en est venu à aimer ça.

— Il est en troisième année de fac de langue, c'est ça ? je demande.

— Oui, soupire Holly. Il est assez... dissipé. Eyden a beaucoup de ressources, mais ce n'est pas toujours facile pour lui de les exploiter. Il déteste l'échec et fait toujours beaucoup d'efforts, mais il n'a jamais eu de bons rapports avec les structures scolaires.

Sa façon de serrer l'anse de sa tasse m'indique que le sujet est plus sensible qu'il n'y paraît. Ma mère pose une main sur son épaule, et je devine qu'il est temps de clore le sujet. Pour la première fois, je me surprends à me demander à quoi ressemble ce garçon dont j'entends parler depuis mon arrivée. Les paroles d'Holly me laissent penser que c'est un garçon doté d'une grande sensibilité, et je suis forcée d'avouer que son amour pour les langues attise ma curiosité. Ma mère m'a dit que je pourrais essayer de devenir amie avec lui, mais je n'ai été amie avec personne depuis ce jour où tout a basculé. Je souffre suffisamment au quotidien pour ne pas risquer de m'imposer une amitié où je serais sans cesse jugée. J'ai renoncé à plusieurs choses depuis mon accident, et l'amitié en fait partie. Je n'ai pas besoin de faux-semblants des gens dans cette société qui rejette toute différence, alors je préfère être seule plutôt qu'être critiquée dans mon dos. L'honnêteté est un de mes plus grands points d'honneur, et je ne parviens pas à oublier les regards dont j'ai été affublée dans mon ancien lycée. Ici, je ne veux pas être « Anaé, la fille bizarre », je veux passer un maximum inaperçue et être normale, bien que ce mot ait perdu tout sens.

Depuis mon accident, les livres ont remplacé mes amis. Il est si facile d'oublier mes problèmes en me perdant dans l'encre noire des mots. Les pages blanches sont restées familières, et j'ai pris goût à les tourner avec frénésie pour me plonger dans un autre univers. Je me suis découvert un goût pour la littérature classique, non seulement américaine, mais aussi anglaise, française ou allemande. Même si, contrairement à Eyden, je suis incapable de lire la majorité de ces œuvres dans leur langue originale. Cette pensée me rappelle ma question que je voulais poser à Holly.