V. L'importance des souvenirs

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Chaque petit pas le rapproche d'un monde qui lui est inconnu. Du haut de ses huit ans, Timen se sent tout petit. Bien sûr, devant ses parents, il ne cesse de gonfler le torse pour faire bonne impression, mais la sensation d'avoir sans cesse le cœur écrasé ne s'est jamais envolée. Jusqu'à aujourd'hui, où le jeune garçon se sentirait presque flotter dans les airs. Une dizaine de centimètres devant lui, le dos de son jeune fiancé suit le rythme de la marche. Celui-ci semble si frêle qu'une caresse pourrait le briser, et pourtant, il n'a jamais fait rien d'autre que plier sous le poids des Phenegel.

Ô combien cela lui déplaît, Timen doit bien l'avouer, Kiro parvient mieux à dissimuler ses pensées et ses blessures à ses beaux-parents, et ces dernières paraissent s'envoler lorsqu'il retrouve sa famille.

– Bienvenue chez les Milleria, Timen ! annonce innocemment Kiro, ayant décidé aujourd'hui d'endosser le rôle de guide.

Il pousse la porte asymétrique, rongée par le temps et l'humidité, et écarte les bras pour laisser passer son fiancé. Celui-ci écarquille les yeux : jamais il n'a vu de maison en si piteux état. Comment fait-elle pour tenir debout ? Pour dévier le vent ? Pour repousser la pluie ? Comment diable peut-elle contenir la chaleur au sein de planches trouées et de pierres dispersées ?

A peine Timen a-t-il posé un pied à l'intérieur de cette modeste baraque qu'il n'écoute déjà plus Kiro déblatérer des informations frivoles : le décès de sa mère, le départ du personnel, les pièces laissées à l'abandon... Ses yeux vont et viennent sur le moindre détail qu'il puisse trouver, pour le peu qu'il y en ait. Il pourrait réunir toutes les pièces de cette bicoque que cela ne serait même pas équivalent au hall d'entrée de chez lui. Un père et ses trois enfants doivent y vivre ? Pas étonnant qu'il n'y ait pas de personnel. Alors, les enfants se font-ils leurs repas, ou bien le père s'occupe-t-il de tout ?

Les deux enfants longent un étroit couloir pour déboucher sur la cuisine et la salle à dîner, fusionnée en un seul et même lieu. Le plus perturbant aux yeux de Timen est sans aucun doute le manque de décorations. Tout est disposé de manière à occuper le moins d'espace possible. Certains ustensiles sont à peine accessibles pour lui. Il n'y a aucun portrait d'illustre personnage inconnu ni même de statue ou de figurine pour insuffler un semblant de vie dans ces pièces vides et froides. Les fenêtres étant sales ou encombrées, la lumière tamisée ne reflète l'éclat ni de la porcelaine, ni du carrelage, ni des placards vitrés.

Lorsqu'il tourne la tête pour faire part de son dégoût à Kiro, il s'aperçoit que ce dernier est émerveillé par cette ambiance dans laquelle ses parents l'ont privé de grandir. Sans comprendre pourquoi, il n'ose faire de commentaire, et remarque finalement la manière dont les yeux de son fiancé peuvent briller. Il découvre une nouvelle facette de sa personnalité qui le laisse perplexe : il voudrait agir respectueusement avec lui, lui rendre la gentillesse dont Kiro a toujours su faire preuve. Mais comment faire ? Ses parents ne le lui ont jamais appris.

La visite du manoir Milleria se termine aussi rapidement qu'elle a commencé. Très vite, les enfants se retrouvent sur le pas de la porte, ayant fait le tour de toutes les pièces du rez-de-chaussée. Timen ne parvient pas à dissimuler sa déception : lui qui s'attendait à découvrir un nouveau monde, il a beau chercher sous l'épaisse couche de poussière, il ne trouve rien de différent que la description faite par ses parents. D'ailleurs, celle-ci ressemblait plutôt à une mise en garde, comme si ses parents ne voulaient pas qu'il se rende chez leur belle-famille.

Sans demander la permission, il gravit les marches grinçantes menant à l'étage. Là, il se trouve face à un univers plus sinistre encore que l'aile interdite du manoir Phenegel. Les bougeoirs plantés dans le mur n'ont pas été allumés depuis longtemps. La seule luminosité qui éclaire le couloir filtre au travers des planches rongées par l'humidité. Quelques araignées ont tissé leurs toiles au sommet des tapisseries, et la poussière virevolte au moindre souffle. Malgré tout, un univers différent semble se cacher derrière chaque porte le long de la cloison. Elles se font face une à une, renfermant la chambre à coucher d'un membre de la famille. Plus loin, dissimulées derrière l'épais rideau déchiré, sont alignées les chambres communes de l'ancien personnel. Plus personne ne s'y rend depuis la troisième année suivant la naissance de Kiro.

Le jeune époux de la maison MilleriaOù les histoires vivent. Découvrez maintenant