Nous nous sommes garés dans une petite rue. Les pavillons se succédaient dans le lotissement, tous similaires et jamais identiques. Nous n'entendions aucun bruit dans ce calme étrange, on aurait dit que tous les habitants avaient fui dans un exode soudain, laissant leurs voitures proprement alignées le long des trottoirs, comme si une épidémie avait soufflé l'animation humaine aussi simplement qu'on éteint la flamme d'une bougie. Nous cherchions le temple. Il était difficile d'imaginer que dans ce lotissement si banal, au milieu des maisons discrètes qui se fondaient les unes aux autres, entre les clôtures de thuyas et les impasses endormies, un lieu de culte veillait.
« Restez bien planqués surtout, faudrait pas qu'on voie vos prières. » dit Marina sans pouvoir contenir l'ironie qui jaillissait en elle à la moindre occasion. Je souris à son sarcasme, les protestants étaient-ils toujours persécutés en raison de leur pratique religieuse ? On aurait pu le croire.
À côté d'un arrêt de bus, alors que la route montait assez brutalement, j'aperçus un panneau où la mention « Temple » était inscrite en italique.
Amélie ne disait rien, je marchais à côté d'elle, et voyais son visage rond éclairé par la lumière matinale, ses cheveux d'or brillaient, ses yeux clairs semblaient amusés par la phrase de sa sœur, comme toujours.
On devinait le temple en haut de la rue, on aurait dit un gymnase municipal. Seule une croix stylisée en métal, plaquée contre le mur de bois de la façade, permettait d'identifier la nature sacrée du lieu. Un petit groupe de personnes bavardait devant l'entrée, les discussions bruissaient à l'ombre des thuyas.
Je me sentais isolé au milieu de ces gens que je ne connaissais pas, je reconnus uniquement la tante de ma femme, Sylvaine, que je venais d'apercevoir. Elle avait les épaules droites, rigides. Était-ce sa veste qui lui donnait cette allure ? J'eus l'impression que sa douleur avait compressé son corps et l'avait figé en un bloc monolithique qui interdisait toute souplesse. Ce carré dans un tailleur sombre, c'était le buste d'une femme, transformé en granit. Ses cheveux tombaient sur ses épaules, comme du foin qu'on aurait trempé dans de l'encre de Chine. Ses yeux rougis trahissaient une peine brûlante derrière ses lunettes de soleil. On ne voyait jamais son regard complètement, il y avait toujours une mèche ou un reflet dans les verres ambrés pour le masquer.
Autour d'elle, une multitude de silhouettes habillées de noir. Aucun visage familier. Des hommes et des femmes, cinquante ans, soixante peut-être en moyenne, quelques trentenaires ici et là, les petits-enfants. Alors qu'Amélie saluait chaque personne, elle me présentait chaque fois avec la même formule : « Arthur, mon compagnon ».
À un moment, elle s'éclipsa pour parler avec un cousin, et je restais à ma place, perdu au cœur de cette famille endeuillée que je ne connaissais pas. Malgré moi, comme pour effacer la sensation de solitude paradoxale qui naissait, je m'accrochais aux phrases que j'entendais, essayant de capter un regard, de devenir complice d'une conversation anodine. Il y avait en moi comme cette peur indicible de me retrouver seul avec mes songes en face de ce temple et au milieu de tous ces gens, de penser à la morte. De repenser à la mort.
« Elle était à l'hôpital, ils devaient lui faire une opération. » La femme qui parlait était juste derrière moi, elle s'adressait visiblement au couple d'une soixantaine d'années qui me faisait face. Je me tournais lentement sur ma gauche et aperçus son visage. Elle souriait, comme pour diminuer la violence de ce qu'elle sous-entendait, de ce que les silences entre les mots impliquaient. Comme si elle comprit le sens profond de son commentaire à l'instant où sa phrase prit fin, elle chercha à emmener son petit auditoire sur un terrain plus léger, loin de ce temple, de cette matinée, et de la morte qu'on allait célébrer. « Il y a un sacré tourne-over maintenant, dans les hôpitaux, pour les lits. Ils ne gardent plus les malades, comparés à avant. »

VOUS LISEZ
Fragments d'un quotidien
RandomFragments d'un quotidien est une succession d'histoires courtes croquées d'après un moment vécu ou une pensée fugace. Chaque chapitre peut se lire indépendamment du reste de la série. Prenez ces fragments comme des récits à grignoter. On y trouvera...