Face à lui, elle est liquide.
Les sentiments n'existent plus autrement que dans la démesure.
Tout lui paraît charmant: un sourire, une parole, un rire. Il écrase sa cigarette dans un geste bref, et souffle doucement la dernière bouffée qu'il avait prise. Leurs regards se croisent.
C'est le dernier mouvement de l'été de Vivaldi qui s'exécute dans son esprit.Elle n'arrive pas à se persuader qu'il existe un amour heureux, un amour sans anxiété, sans "et si".
Elle souffre, car quelque part, il n'y a que les Rita-Mitsouko qui ont raison: tout finit mal. Traces de rouge à lèvres qui se perdent sur un mouchoir et pas ailleurs.
Pourtant elle persiste, elle sait, elle s'attache. Un fil invisible tendu entre elle et lui, et qui lui donne l'impression d'exister dans un funeste compte à rebours: il va s'apercevoir que quelque chose cloche, qu'elle n'a à offrir que son angoisse. C'est l'animal le plus bas de la pyramide alimentaire, insipide, lui est le lion, le requin, il la prend au piège et la dévore sans même s'en rendre compte. Et ce petit animal est inquiet, timide, renfermé, il n'a pas naturellement confiance en ce qu'il voit, il doute.Elle admire les gens qui eux, ont ce don de confiance.
Elle sait avoir chéri des bras, avoir embrassé, avoir été amoureuse. Une fois, oui, une fois elle en est sûre. Elle était jeune, indisciplinée, elle a fait confiance. Puis les choses se sont cassées, les couples trompés, elle a pardonné.
Il y aurait bien une deuxième fois, mais elle reconnaît, dépitée, qu'elle n'a pas aimé. L'amour rimait avec le confort. Il était facile d'être détendue dans un cocon sécuritaire. Mais elle n'aimait pas. Alors elle a trompé, sans être pardonnée, sans espoir de l'être un jour.Après cela, elle n'a peut-être simplement plus confiance en son jugement ? les dernières fois qu'elle a tendu des fils entre elle et un homme, il les a pris, et au mieux coupés abruptement, au pire tiré sur chacun d'entre eux, les agitant, faisant d'elle une marionnette vivante. Peut-être ne choisit-elle jamais les bonnes personnes ? jamais celui qui fera renaître ce frisson de seize ans, premier baiser entre deux cours.
Depuis elle est trop attachée, ou trop rude, elle sait qu'elle se laisse embobiner, ou, quand est trop distante, qu'elle embobine. Le juste milieu n'existe encore pas.
C'est une noyade sentimentale, après un long naufrage, et comme celui qui coule, les pieds englués dans un ciment de bonne qualité, elle a peur. Elle sait, que quoi qu'il arrive, elle coulera.
Quand la peur apparaît, elle se traduit par de traditionnelles angoisses, de la sur-interprétation, elle est classique. Alors elle évacue, en écoutant encore et encore, une chanson simplette sur une amie et ses deux amoureux, ou l'inverse, à force elle ne sait plus très bien. Cette chanson est celle du bonheur et de la peur, des après-midi torrides et des au-revoir glacés. En fait elle n'évacue rien, elle symbolise cette peur viscérale de la dualité de ses émotions.Elle sait qu'elle n'a pas peur d'être seule, elle se connaît, comprend ce qui la fait rire, vibrer, ce à quoi elle est capable de passer ses soirées. Elle a simplement peur de ne pas savoir le transmettre. Quand elle y pense elle est prise d'effroi, ne pas savoir donner de soi lui semble comparable à ne pas être, à ne pas avoir d'existence. Elle s'est interrogée six heures pour savoir si celle-ci avait un sens, et en est ressortie l'esprit plus embrumé qu'à la normale. Y réfléchir l'avait embrouillée dans des systèmes, des concepts, et face à lui, elle est démunie.
Car il existe toujours, et est toujours devant elle, mais elle est en roue libre, car elle se rend compte, qu'il entrevoit le vide, la forme malléable, passablement présentable qui se trouve avec lui au restaurant.
Elle est gentille dit-on, douce, tendre, jolie. Elle est une épouse des années cinquante aux seins asymétriques, rouge à lèvres en place. Mais c'est une âme vide face à lui, un corps qui se dévitalise.Parfois elle regarde Louis Bourgouin et Pio Marmaï se déchirer encore et encore. La narration d'un film qui lui rappelle trop ses propres angoisses, projetées dans une femme fictionnelle, mais qu'elle ne peut pas s'empêcher d'admirer et de détester à la fois. Elle se souvient de cette dispute apocalyptique dans leur couple, une dispute sur grand écran, où Barbara évoque son sentiment paradoxal d'être à la fois vide et pleine d'eau. Pleine d'eau pour pleurer à son tour, et révéler ensuite le vide, le manque, la négativité. Sensiblement de la noirceur.
Alors oui, face à lui elle est toujours liquide, dans l'attente qu'il perçoive derrière ses yeux d'eau, l'envie de lui transmettre autre chose que son vide.