-Je ne veux pas commencer comme ça.
-Pourquoi ? Alice porta une cigarette à ses lèvres ; le grattement de son briquet résonna au fond de ma gorge.
-Ce n'est pas sain. Une première vague de fumée emprisonnée se vu rendre sa liberté.
-Alors tu ne commenceras jamais.Une nouvelle nuée blanche surgit des entrailles de sa traché lorsqu'elle prononça cette dernière phrase. Elle avait raison. Je ne commencerais jamais. A quoi bon commencer s'il est certain qu'un jour la fin viendra ? A quoi bon commencer, si cela est pour souffrir l'attente angoissante d'une fin indubitable ? J'ai peur de la fin ; le début m'effraie. L'exécution n'est qu'un entre-deux pendant lequelle on recouvre nos esprits perdus au commencement pour mieux les égarer en vue de la fin.
Je me laissais tomber en arrière, la face offerte au bleu du ciel.-Arrête de réfléchir. Agis. Tu m'emmerdes à trop penser.
-Je m'emmerde à exister, autant le faire de manière intelligente. Une énième taffe tournoya avant de se fondre dans le bleu.
-Apprend à perdre le contrôle.Les paupières chutèrent sur mes globes, m'offrant au noir lumineux de cette fin d'après-midi. Apprendre à perdre le contrôle. Le contrôle. Le contrôle. Parfois les mots deviennent subitement vides de leur sens lorsqu'on les utilise trop en trop peu de temps. J'ai perdu le contrôle du contrôle or mes pensées rugissent encore comme une gigantesque machine dont les cliquètements, les claquettements et les cris attaquent sans relâche ma rude tête qui ne peut guerroyer. Je les écoute m'assaillir ; je ne peux que défaillir devant leur grandiloquente ténacité. Aidez-moi...
-On y va ? Alice, debout, m'offrait une main.
-Ouais.Le trajet fut long. Un, deux, trois bus. Un, deux, trois quarts d'heure de marche. Nous étions parties trop tard du centre-ville et les transports en communs se faisaient de plus en plus rares. La soirée avait déjà bien commencé lorsque nous arrivâmes finalement. La maison était grande et le salon encombré de jeunes gens gesticulants. La musique était forte ; les basses faisaient trembler les murs de contreplaqué. Sur une table s'entrechoquaient des bouteilles, des verres vides, des verres pleins et des verres imbus et imbuvables emplis d'un mélange mal dosé. Le couloir à l'étage avait trop de portes pour que je puisse me rappeler de toutes. J'en ouvrit une au hasard. Une chambre d'amis : un lit, un bureau, une étagère sans vie. Mon sac chuta, mon pull aussi. J'en enfilais un autre. Sa tulle transparente se colla à ma peau, épousant mon soutien-gorge dentelé. Une pression de parfum sur les poignets, une sur le décolleté, une autre dans le coup et sur mes cheveux. Un, deux, trois cachets dans ma bouche. La porte s'ouvrit, le couloir se traversa et les escaliers se descendirent. Quelques joues plus ou moins sobres vinrent se poser contre les miennes. Mes hanches se déhanchèrent jusqu'à que mes aisselles trop humides les fassent s'arrêter. Je croisai Quentin.
-On roule ?
-T'as de la cons ?
-Comme toujours.
-Des slims ?
-Non.
-Tu fais chier, flemme de faire un collage.
-Va falloir si tu veux fumer chérie.Je le suivis. Sur une petite table de jardin je déposais mon attirail. Un, deux, trois coups de langues plus tard j'allumais un joint. Quentin me tira par le bras jusqu'à que je tombe sur lui sur un transat. Les trois cachets commencèrent à monter et le monde à tourner ; langoureusement. Je regardais Quentin dans les yeux et ses lèvres se posèrent sur les miennes ; lentement. J'avais chaud je tremblais je respirais et je vivais. La bouche s'ouvrit et les langues se rencontrèrent sous les étoiles. Sur mon téton tendu se perdaient ses phalanges impatientes de me rencontrer. Mon coup à l'horizontale et les étoiles brulantes et mon corps dans la nuit épaisse et ses mains qui me caressent. Il était une fois, trois petites pilules se dilatant dans mon sang et accaparant mon cerveau et mes sens pour mieux anesthésier l'un et éveiller les autres à l'excès. Les corps qui s'entremêlaient au-dessous de mon esprit élevé s'échauffaient progressivement. Je les observais de ma tour distante, quelques substances au-delà du réel. Le temps n'était plus ; il redevint lorsque qu'on m'incita à me lever. On me prit une main et on la tira. Ces mains entrelacées m'emmenèrent sous un plafond puis sur un lit. Elles m'enlevèrent mes vêtements qui s'envolèrent s'égarer mélangés à d'autres. On me toucha.
Un, deux, trois poils de mon dos frissonnèrent. J'avais froid. Je finis de me réveiller en prenant conscience de la musique qui tapait toujours les murs. Je reconnu la chambre d'amis, or elle avait pris vie. Je me défis de ma nudité ; sortis. Le salon était empli d'un brouillard épais. Au milieu des canapés enfumés se tenaient dix corps tirant sur de l'herbe roulée. Je reconnu Alice et allais m'asseoir à ses côtés.
-Il est quelle heure ?
-Aucune idée grosse. T'étais passée où ?
-Dans une chambre. Fais-moi tirer : je suis redescendue.
-Qu'est-ce que t'as foutu depuis qu'on est arrivées ? T'as littéralement disparu.
-J'ai perdu le contrôle.La fumée opaque caressa langoureusement ma gorge avant de sortir en ronds de mon être. Le goût piquant envahit mon cerveau. Je m'intéressais aux corps m'entourant. Tous vides de leurs esprits. Ils m'ont alors paru très morts, ces êtres bégayants des banalités en tentant vainement de philosopher dans un aqua vaporeux. Une soudaine envie de vivre m'a envahi. Mes muscles voulurent se contracter jusqu'à crever de chaud, mon sang circuler jusqu'à percer mes veines, mon cerveau penser jusqu'à en perdre raison et mon cœur ressentir jusqu'à souffrir de milles peines. Douleur. Le trop plein de sensation me fis tanguer. Mon corps s'échoua sur le carrelage après avoir jeté le tonc jaunit dans un verre déjà emplit de mégots puants. Des lasers dansaient sur le plafond troublé par la fumée. Un, deux, trois points verts qui croisent, décroisent s'emmêlent et se démêlent d'un, deux, trois points rouges. Le bruit se tu pendant un instant pour mieux repartir celui d'après. Je fermais les yeux et me retrouvais de nouveau dans l'herbe du parc, cependant cette fois l'infernal tambourinage dans ma tête était bien physique. Je fonctionnais au ralenti. Un poids écrasa subitement mon abdomen. Des cheveux chatouillèrent ma peau nue. Nue ? Je n'avais remis que mon soutien-gorge.
-Vire ta tête.
-T'es trop confortable. Flemme de bouger. Je peux rester un peu ?Je passais une main dans les cheveux recouvrant mon ventre. Doux et soyeux au toucher, je me demandais leur couleur. Mes doigts s'emmêlèrent entre les groupes de centaines de poils tous semblables.
-On est un peu comme des cheveux. La masse des gens est plutôt uniforme. Il devient difficile de différencier une collégienne à jean slim, stan smith, tee-shirt levi's et sac eastpack d'une autre. Les gens sont de plus en plus pareils. Bien entendu il y quelques épis dispersés sur le crâne, mais la majorité vont dans le même sens. Puis ils tombent. Seuls. La mondialisation est sensée ouvrir un chemin à l'exploration d'autres cultures mais en fin de compte elle nous enferme dans un modèle de globalisation universel qu'il devient essentiel de respecter pour la jeune génération sous peine d'être totalement exclu de cette nouvelle société. C'est fou. J'ai envie de danser.
La tête sur mon ventre glissa sur le sol lorsque je retournais en position verticale. Malgré la lenteur de la circulation du sang dans mes veines et des informations dans ma tête je m'agitais. A chaque coup de basse mes muscles se contractaient pour mieux se relâcher au suivant. Secousses. Je remplissais l'espace ; du vide sonore j'étais emplie.
Euphorie.
Silence.
-Rallumez la musique ! Je protestais d'une voix pâteuse.
-Personne ne danse, tout le monde dort.
-Si, moi je danse. Ils ne voyaient donc pas ?
-Sans déconner t'es vraiment défoncée à mort. T'es allongée sur le putain de carrelage.Incompréhension. Je soulevais une jambe : elle retomba lourdement, ma cuisse claquant sur le sol froid. J'étais étendue par terre. Froide, moi aussi. Ma respiration était faible. Presque morte. Cette vision de mon corps sans vie me rassurait étrangement. La fin. Je n'avais plus à l'attendre ; elle était là, toute proche. Je glissais une main dans la poche de mon pantalon. Ils y étaient. Un, deux, trois cachets en plus et ce serait fini. La mort. L'ultime conclusion. L'air entra dans mes poumons. En ressortit. Et re-rentra encore une fois. Et puis une autre. Je vivais. Or je pouvais arrêter de vivre. Comme je pouvais arrêter de chanter, de manger ou de bouger, je pouvais arrêter de vivre. Révélation étonnamment douce qui se présentait à mon esprit. Si vivre devenait trop pénible, je pouvais arrêter. Il me semblait si simple de mourir à cet instant. Je sortis la plaquette de ma poche et la fit entrer dans mon champ de vision. Ils étaient là. J'en détachais un, le mis dans ma bouche. Il passa mon œsophage sans difficulté. Un deuxième. Je fermais les yeux. Détachais le troisième. Caressa mes lèvres avec, hésitant quelques instants.
-Lèves toi, je vais passer l'aspirateur.
On me releva ; la mort tomba au sol et se perdit sous le canapé.