La pluie tombait depuis un moment, à présent, et j'étais encerclé par une cascade d'eau qui se déversait de mon parapluie que je m'acharnais à tenir bien droit. J'étais sorti dans la matinée, alors que le soleil tapait encore rudement sur le goudron, et j'avais enfilé ma plus belle chemise, celle qui me donnait des épaules plus larges, et une prestance que mon corps squelettique, une fois à nu, dévorait au profit d'une singularité effrayante qui ne plaisait qu'à moi. J'étais en train de conduire dans les rues penchées de Rodez lorsque le ciel s'était assombri et qu'un grondement inquiétant avait fait frissonner les passants. Quelques secondes plus tard, la pluie martelait mon pare-brise. Heureusement, j'avais toujours un parapluie endormi sur la plage arrière de la voiture.
Je marchais donc dans le centre-ville, mes sandales inadaptées à la météo claquant sur les pavés mouillés. De temps en temps, je pataugeais par inadvertance dans une flaque et éclaboussais mes orteils nus. J'admirais les rues désertées par les gens paniqués à l'idée d'être trempés, seulement habitées maintenant par la lumière des boutiques et par les ombres que projetaient les quelques éclairs zébrant le ciel.
L'air était lourd, et je ne m'étais pas arrêté depuis une bonne heure. J'errais sans but, simplement heureux de marcher dans cette tranquillité et ce silence peu communs à la période estivale. La soif m'assaillit la gorge, le froid mes membres, la solitude mon âme sur le point de s'en lasser. Je me délectais de cette beauté qui m'entourait, mais une fois en avoir pris conscience seul, je me sentis l'impérieux besoin d'en faire profiter un autre. La beauté, ça se partage, me dis-je, me rappelant ce que disait le philosophe : « le beau plaît universellement sans concept ». J'aimais beaucoup cette pensée, parce qu'il y était contenu, de mon avis, tout l'espoir que l'humanité pouvait se permettre. Le beau rassemble, pour la simple raison qu'il n'est enfermé dans aucune définition, dans aucunes limites : le beau plaît et c'était tout, et c'était bien. Lorsqu'on l'admirait, lorsqu'on était ému par sa présence, on n'avait besoin de rien d'autre, même pas de savoir pourquoi cela était beau. Parce qu'il n'y a pas de pourquoi, il n'y a pas de comment, il y a, et c'est suffisant.
Parce que le beau est une relation entre l'homme et l'art. Voilà pourquoi il est évident pour moi que l'art puisse nous sauver, parce qu'il fait le lien entre tous, par le partage d'un sentiment de bien-être, voire d'extase. Un sentiment pur qui échappe aux accusations d'hypnotisme ou de chimère
J'entrai dans une place toute aussi déserte que le reste, entourée de divers restaurants, boutiques, brasseries et autres habitants de ces communes faisant office d'attrape-touristes. Des chaises et des tables attendaient à l'extérieur qu'un derrière vienne les réchauffer, abritées sous des parasols qui pleuraient cette pluie torrentielle qui s'abattait sur eux. Il y avait quelque chose de mélancolique dans ce tableau, ce paysage d'ordinaire ensoleillé et grouillant de vie, d'éclats de rires gras, de la rumeur des conversations, des couleurs des vêtements parfois insolites... ce paysage transformé par l'orage qui ternissait son éclat, apaisait son vacarme et remplaçait le plein par un vide serein. J'avais l'impression de voir des fantômes, comme si ce que j'avais devant les yeux était une vieille photographie, ou bien un souvenir. Je voyageais dans le temps, dans les dimensions, je me trouvais là ou ne se trouvait nul autre tandis que quelque part ailleurs, au même endroit, un autre moi participait au bazar habituel de ce lieu aux deux visages.
J'embrassai la place du regard, et mes yeux se posèrent sur la devanture de la petite boutique d'un chocolatier, à l'angle d'une rue. A l'intérieur, deux tables circulaires de quatre places tentaient de leurs maigres volumes d'occuper l'espace. Même d'ici, je pouvais voir l'humidité de leur bois, et devinai que le chocolatier avait dû les rentrer à l'intérieur après les premières gouttes de pluie. Cela amplifia mon impression fantomatique ; dans un autre temps, dans un autre espace, il y avait des tables et des chaises, précisément là où je me trouvais. Elles n'y étaient plus. Je voulais voir ces fantômes. Je poussai la porte de la boutique et entrai.
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Autre temps, autre espace.
Short StoryLors d'une déambulation sous une pluie estivale, un homme trouve refuge dans une singulière chocolaterie qui semble détachée du monde.