Aquarelle (woo.san)

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"Tu le sais, toi ?"

Wooyoung releva les yeux vers la silhouette sombre, détachée du soleil automnal, abandonnant un instant la toile qu'il était occupé à peindre. Il avait pris l'habitude de rejoindre l'enfant des rues au plus près du ciel, là où les nuages les recouvraient d'une couverture bienveillante et où les cris n'étaient que des murmures.

"Qu'est-ce que je devrais savoir ? osa le jeune homme en l'observant, un oeil clos pour discerner un peu mieux l'esprit sauvage qui se balançait lentement plus loin."

Il croisa un instant le regard aussi espiègle que résigné qui se retourna vers lui, attentif. Woooyoung aimait ses yeux. Il était fasciné par ces prunelles sombres qui, la nuit, semblaient briller d'une lueur rougeâtre, précieux rubis dissimulés au coeur d'une statue fissurée. Il adorait descendre son propre regard sur un visage qu'il ne cessait de peindre que pour faire fleurir d'autres types de pétales colorés. C'était comme ça que leurs rencontres se passaient. Wooyoung suivait un enfant des rues, et l'animal sauvage se laissait dompter le temps d'une délicate esquisse. Lui, l'étudiant en art qui avait toujours succombé aux angoisses et aux manies en tout genre, avait rencontré l'âme la plus indomptable et imprévisible qu'il lui ait été donné d'observer.

"Pourquoi est-ce que je suis encore en vie ?"

La voix de San se perdit dans la brise mais même sa discrétion ne fut à même de cacher sa tristesse. Wooyoung déglutit un instant. Depuis qu'il avait aperçu le visage curieux près de son académie, il n'avait cessé de l'observer. Il n'avait pu manquer l'ombre dans le regard de sang qui lui offrait un écho douloureux et un message silencieux. Il n'avait pu rater les quelques instants durant lesquels l'orphelin se renfermait, ces secondes où de sombres fantômes dansaient dans les recoins de son esprit. Jamais il n'avait osé poser de questions. Il avait attendu.

"Je ne sais pas s'il y a vraiment de raison à notre vie, finit par soupirer le peintre en posant son pinceau. Pour toi comme pour moi."

San se retourna pour observer son compagnon de fortune, une moue étirant son visage, faisant sourire tendrement celui-ci. Wooyoung s'approcha lentement pour s'asseoir à ses côtés, ses pas craignant de l'effrayer comme ils pourraient terroriser un chat sauvage. Il sentit le regard pesant sur sa personne. Comme s'il le transperçait. Comme une stalactite, tranchante mais magique, dangereuse mais séduisante.

"Toi au moins, tu appartiens à ce monde, Woo...
-Toi aussi. Mais ça ne veut pas dire qu'il y a une raison à notre existence. Nous n'avons pas de but, ça ne nous empêche pas de vivre."

San saisit délicatement sa main, effrayé par son propre geste et pourtant refusant de reculer. Ils avaient mis des mois avant de pouvoir discuter. Ils avaient pris des semaines à s'apprivoiser. Wooyoung avait mis son impatience légendaire de côté pour les beaux yeux d'un garçon qui aurait préféré disparaître. Il rêvait d'offrir à ce regard une étincelle de vie. Il rêvait d'y voir la nuée de papillons qui l'habitaient quand il apercevait sa silhouette.

Au bout d'un temps considérable, San avait fini par s'ouvrir à lui. Comme gage de sa confiance, il l'avait un jour guidé vers son repaire, à la fois excité et nerveux. Depuis lors, le toit du vieil immeuble abandonné était devenu la maison de leur coeur. L'enfant abandonné, qui n'avait connu que les déchets d'une ville ne lui ayant rien offert d'autre que la difficulté, s'était mu de curiosité pour les dessins exposés devant les fenêtres des salles de classes. Ses esquisses avaient fini par l'accepter dans son intégralité quand l'étudiant en art s'était mis à le dessiner à son tour. Wooyoung savait que San n'avait jamais compris pourquoi il l'avait choisi comme modèle. San ne voyait pas la beauté. Il ne voyait que la tristesse.

"Je n'ai jamais eu ma place ici. Je n'ai aucun avenir ici."

Le murmure déchira le coeur du jeune peintre. Il se contenta de serrer avec douceur la fine main pâle qui reposait contre la sienne tout en mordant sa joue pour retenir le tremblement qui le prenait à chaque fois qu'il devait entendre ses mots. Ce n'était pas nouveau. San était un chat errant, un laissé pour compte qui n'avait jamais connu les infrastructures d'une société qui se voulait accueillante sur le papier. Il avait grandi dans la pollution quand Wooyoung évoluait avec sa soeur. Il avait joué avec les poubelles quand Wooyoung jouait avec des figurines en plastiques interchangeables. Il avait connu la peur et le vol quand Wooyoung angoissait à l'idée même de manquer son émission hebdomadaire. Les manies du dessinateur avaient fait abandonner ses parents qui s'étaient contentés de le laisser faire après des résultats infructueux chez une psychologue peu impliquée. Quand il y pensait, il se trouvait ridicule. Depuis son enfance, il n'avait jamais su contrôler ses peurs mais San les avaient apaisées, les avaient expliquées pour lui. Alors qu'il connaissait bien pire. Il était devenu si nécessaire pour le coeur du jeune homme que celui-ci ne pouvait le plaçait autrement qu'au premier plan d'une toile colorée. Lui, habitué aux nuances de gris des crayons, rêvait d'aquarelle, d'acrylique et de peinture à l'huile en regardant San.

Parfois, l'enfant des rues se laissait convaincre et accepter de suivre Wooyoung chez lui, lorsqu'il savait la maison vide, pour un maigre repas et une douche bien chaude qui lui évitait de passer par la piscine après les heures de fermetures. Bien que le vieil homme de la sécurité avait de la sympathie pour ce chat sauvage, San avait dû admettre qu'il avait apprécié le confort d'une salle de bain pleine de bulle. Wooyoung se souvenait des yeux écarquillés qui l'avaient observés, éberlués, quand une bulle de mousse vint exploser contre son nez, provoquant le rire chaleureux de son hôte. La façon dont San le regardait. Il ne pouvait s'en lasser. Ses joues le brûlaient. Ses mains tremblaient. Et les papillons s'envolaient.

"Je t'ai déjà dit que tu pouvais venir vivre avec moi, murmura timidement Wooyoung.
-Vivre..."

San soupira.

"Je suis sûr que tes parents seraient ravis de voir un déchet comme moi. Je n'appartiens pas à ce monde et à ces codes, Woo, je n'arrive pas à les comprendre. Je n'en ai plus vraiment envie, pour tout te dire, ajouta-t-il avec un maigre sourire.
-Mais tu fais partie du mien !"

L'exclamation de Wooyoung sembla les surprendre tous les deux. Un silence s'installa quelque peu entre eux. San ne voulait se reposer sur personne. La vie ne lui avait jamais prouver que c'était une option. Wooyoung ne voulait le voir abandonner. Son coeur lui dictait qu'il ne pouvait le laisser observer la vie dans les nuances de gris qu'il ne connaissait que trop. Il voulait entendre le rire de San. Il voulait le voir pleurer, crier, hurler. Il voulait croire qu'il y avait une deuxième chance. Même pour un fantôme qui n'était qu'une ombre anonyme pour la société qui accueillait les peintures de Wooyoung. Il voulait que les gens voient l'enfant des rues comme il l'observait. Magnifique. Fort. Sauvage. Délicat. Brisé.

"Tu devras partir, de toute façon, éluda le jeune homme. Pour l'école. Le stage à Londres.
-Je ne veux pas y aller. Je vais rester avec toi."

Wooyoung détestait mentir. Oui, ce stage à l'autre bout du monde dans une école prestigieuse était un rêve. Non, il ne voulait pas laisser San. Il redoutait le départ. Il angoissait à l'idée de ne jamais retrouver les traces d'un animal discret. Pourtant, il se souvenait de la fierté qui s'était emparée du visage de ce dernier lorsque Wooyoung avait gagné cette possibilité. San avait toujours été son plus grand admirateur. Il avait toujours encouragé ses dessins. Il avait compris qu'ils l'aidaient à s'exprimer, à sa façon. Mais il n'avait jamais compris pourquoi Wooyoung l'avait choisi comme modèle.

San secoua la tête violemment, les sourcils froncés, relâchant la main qu'il avait précédemment agrippée comme une bouée de sauvetage.

"Tu pourras évoluer grâce à ça. En faire ton métier.
-Et toi?
-Je n'ai pas d'avenir ici.
-C'est faux, tu m'as."

Wooyoung aurait voulu frotter ses yeux pour vérifier qu'il n'avait pas imaginé la pâle teinte de rose qui avait brièvement pris place sur les joues de San. Il aurait voulu le garder avec lui. Il aurait voulu le convaincre. Bien sûr qu'il rêvait à ce stage. Mais les images de son cerveau qui avaient fasciné l'enfant qui était en lui avaient changées. Elles avaient trouvés un autre but, une autre destinée. Au côté d'un chat errant. Du moins il aimerait l'espérer.

"Pars, murmura San en fixant le ciel. Profite des petits anglais. Peut-être que je survivrai encore entre deux poubelles si tu me promets de revenir."

Aquarelle [jwy.cs]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant