Le cycle de la vie

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Georges est un ancien zoologue à la retraite. Il vit à présent avec sa femme Elisabeth. Cela fait maintenant 59 ans qu'ils sont mariés. Georges ne vit que pour elle, elle est sa raison de se lever le matin, sa raison de vivre le jour et sa raison d'aller se coucher le soir en pensant au lendemain. Du haut de ses 78 ans, il n'a jamais connu une seule dispute avec sa femme, leur complicité était parfaite depuis qu'il avait posé sa main sur elle. Chaque matin en sortant de son lit, il se remémore avec émoi ce jour d'été où il avait passé une bague d'or autour des doigts fins de sa future fiancée qui l'accompagnerait jusqu'à ce que les rides imprègnent son visage, jusqu'à ce que ses jambes tremblent sous son poids, pourtant si faible. A chaque fois qu'il rentrait de son jardin, où il passait la majorité de ses journées en compagnie de Robert, il avait la certitude qu'il allait recevoir un accueil chaleureux de sa femme, sûrement accompagnée d'un bon repas qu'elle aurait préparé avec amour.

Cela fait 15 ans que Georges ne travaille plus. Lorsqu'il a été forcé de prendre sa retraite, il eut l'impression qu'il rompait avec sa deuxième femme : sa profession. Tout sa vie, il avait été passionné par la nature et ses bienfaits. Il avait rencontré des milliers d'espèces animales et végétales qu'il avait su toucher de ses doigts fragiles et analyser de prêt. Il se sentait, avec les animaux et les plantes, en harmonie, comme si, eux, ne connaissaient pas la différence entre Georges et les autres humains. Avec Georges, tout le monde, aussi bien la plus misérable mauvaise herbe qu'une grande et majestueuse fleur, avait la même valeur sentimentale. En effet, Georges n'a jamais eu la chance de pouvoir observer tous ces êtres dont il prenait soin au quotidien, mais eux, voyait l'amour qu'il leur portait. Elisabeth n'avait jamais discriminé Georges une seule fois sur toute leur existence par rapport à son handicap et le vantait même souvent d'avoir la chance de ne pas voir les horreurs du monde actuel. Il ne pouvait pas s'imaginer ce qu'était une explosion, un tir, ou même la haine. Il vivait dans un havre de paix avec sa femme, Robert et son jardin.

Aujourd'hui encore, Georges se lève tôt pour aller donner à manger à ses poissons dans l'alevinier extérieur à la maison de brique. Accompagné de son chien Robert, un gros mâtin gâté par son maitre affectueux, Georges descend dans son éden sans faire de bruit pour ne pas réveiller sa tendre épouse. Les petits poissons encore frigorifiés par la dure nuit qui venait de passer, se remuent pour attraper le plus de petites graines orange que leur lançait le vieux monsieur, assis dans la rosée du matin avec son seul ami à quatre pattes. Mouillé, Georges se dirige vers l'entrée de son jardin avec sa canne. Il avait fait attention à organiser ses plantes de sorte à suivre un ordre temporel. Au début, les petites mais nombreuses Hortensias lui caressent doucement la paume de main. Plus il avance, plus se multiplient les orchidées et belles jonquilles qui lui rappellent la fleur de sa jeunesse. Quand arrive enfin l'adolescence, Georges se pique les doigts contre les épines des roses mais se réconforte auprès des pétales soyeuses et serrées. S'ensuit alors une longue série de plantes mûres, grandes et solitaires représentant sa vie de zoologue, seul dans son laboratoire. Au pied de chaque arbuste se dressaient quelques marguerites traduisant la présence perpétuelle d'Elisabeth à ses côtés. Il se rapproche, plein de nostalgie, d'un petit arbre aux feuilles paripennées. C'étaient les feuilles de cet arbre-même qui avaient formé la couronne de sa mariée lors du plus beau jour de sa vie. Une petite larme de joie coule sur ses joues innocentes striées de rides. Il se rapproche du végétal dont il a le plus difficile à prendre soin. Il avait accroché sur la branche la plus tenace un perchoir symbolisant l'arrivée d'un nouveau venu dans la famille. Malheureusement, Georges et Elisabeth avaient dû essuyer quatre fausses couches. S'ensuivit une période de tristesse absolue dans ce paradis présumé qu'est leur domicile. Elisabeth continuait d'aimer Georges pour autant mais jamais elle n'aura d'enfant. Georges s'appuie contre le tronc de la plante. Sa peau se râpe contre l'écorce mais il ne sent rien, encore aveuglé de tristesse, 50 ans après les faits. Un petit oiseau sort du perchoir et se pose sur l'épaule de vieillard. Ce dernier le prit dans ses mains et lui caresse les plumes. C'est une marouette, une petite nouvelle dans l'abris. « Va ! Va vivre ta vie », lui chuchote-t-il avant qu'elle ne s'envole. Viennent alors de nombreux arbres forts dont Georges ne savait pas toucher la cime : ses années de retraite avec sa femme, longues et fortes en émotion. Il va visiter son dernier arbre... enfin, pousse d'arbre. Il fait pousser un chêne pour célébrer ses futurs 60 ans de mariage avec Elisabeth. Lorsqu'il veut toucher la petite plante en début de vie, sa main traverse l'air. Il pense se tromper d'endroit mais, cherchant à tâtons sur le sol, ne trouve nulle part le petit chêne. Il met enfin la main dessus. Le néophyte était écrasé contre la terre humide, broyé par la patte d'un animal. Perdu, Georges tente de redresser les tiges fragiles mais elles retombent lourdement sur l'herbe fraiche. Les larmes coulent à flot de ses yeux stériles. Comment va-t-il représenter son mariage avec Elisabeth à présent ? Elisabeth... Il se relève et retourne dans sa chambre le plus vite qu'il peut. Il se prend le pied dans sa vieille commutatrice, pas habitué à se dépêcher, et salit le parterre si propre. Il arrive en trombe devant le lit de sa bien-aimée.

Elisabeth... Il est l'heure de se réveiller. Il est déjà tard. Elisabeth ? Il se couche à ses côtés, sans prendre attention à la terre qu'il laissait dans les draps. Ma chérie, il faut se lever. Il faut replanter un chêne, l'autre a péri. S'il te plait, notre arbre a besoin de racines, ne le laisse pas comme cela, mon cœur. Elisabeth... Tu es ma seule racine, ne me laisse pas s'il te plait... Mais la vieille dame était déjà partie loin de cet univers végétal, laissant son mari et son chien seuls face à un hiver émotionnel.

Vieil amourOù les histoires vivent. Découvrez maintenant