#MeToo

15 2 4
                                    

   Elle sanglote. De longs soubresauts agitent ses épaules, sa respiration saccadée soulève les mèches de cheveux qui pendent devant son visage. Recroquevillée dans un coin, dos au mur, elle essaye tant bien que mal de boucher ses oreilles, le plus fort qu'elle le peut. Si elle le pouvait, elle s'ôterait l'ouïe. Elle s'ôterait la vue, peut-être même la vie, si cela l'empêchait d'entendre les cris de sa mère.

   Ses yeux sont secs, arides d'avoir tant pleuré. Elle n'a plus de larmes. Seule la colère l'anime, une immense colère, qui pourrait détruire des montagnes si elle n'était pas piégée dans un si petit corps. Elle rêve. Elle imagine s'échapper d'ici. Seule, peut-être qu'elle le pourrait. Passer sur la pointe des pieds devant son père ivre mort sur le canapé ne devrait pas être si ardu, mais elle n'abandonnerait pas sa mère. Et sa mère n'abandonnerait pas son père. Ça, elle a du mal à l'accepter. Les grandes personnes sont-elles stupides au point de prolonger des souffrances auxquelles elles pourraient mettre fin ? Peut-être bien. Peut-être simplement qu'elles n'en ont pas le courage.

   Du courage. Était-ce une preuve de courage lorsque, la dernière fois que sa mère est sortie hors de l'appartement, elle arborait un point noir au creux de sa paume ? Et était-ce de la faiblesse lorsqu'elle a fondu en larmes sous les coups qu'il lui donnait parce qu'il avait remarqué ce fameux « point noir », synonyme de tant de souffrances ?

   Recroquevillée dans cette pièce qu'elle appelle chambre, une enfant s'interroge. La frontière entre courage et faiblesse est si mince à ses yeux que de ses petits poings elle pourrait l'abattre.

   Le mur tremble tout contre elle, un bruit de verre brisé parvient à ses tympans qu'elle essaye toujours d'obstruer. Puis un cri. Elle remonte ses manches, gratte fébrilement ses avant-bras constellés de cicatrices et de croûtes. Elle veut que ça saigne. Elle veut souffrir. Peut-être qu'en appuyant sur ses blessures elle entendra moins celles de sa mère. Elle déchire sa chair. Pas trop. Suffisamment peu pour que personne ne le remarque, pas encore une fois. Elle ne veut pas revivre cette soirée où la maîtresse en a parlé à ses parents, cette soirée où dès que la porte s'est refermée sur cette femme si bienveillante, les coups ont commencé à pleuvoir. Encore. Et sa mère s'est interposée. Encore.

   Le lendemain, elle a cru qu'elle ne se réveillerait pas. Depuis, elle n'est pas retournée à l'école. Ils ont déménagé. Et chaque matin, lorsqu'elle ouvre la porte de cette minuscule chambre, elle espère. Elle espère qu'elle pourra pousser le battant, qu'il ne sera pas obstrué par un corps. Celui de sa mère.


   Lui est avachi sur le canapé, une bière en main. Au sol gisent des carcasses vides d'alcool, sur la télévision se déroule un match quelconque. Il est absorbé par l'écran, les yeux vitreux, l'haleine fétide, le regard haineux. Femme, va me chercher une autre bière, il lâche dans un râle. Elle se lève du canapé avec lenteur et se dirige vers la cuisine. Elle ne pipe pas mot. Quand il est dans cet état là, mieux vaut qu'elle reste silencieuse.

   Elle s'arrête devant la vitre de la cuisine, qui lui renvoie son reflet. Des cernes monumentaux encadrent des yeux bruns qui ont perdu leur lumière, qui ont perdu leur force. La seule force qui subsiste au fond de ce corps frêle et bleui par les coups est un élan d'amour pour cette fillette, fillette née d'une union chaotique, fillette brisée avant l'heure, fillette qu'elle n'a pas su protéger. Elle relève les yeux, se regarde de nouveau. Son t-shirt élimé laisse entrevoir des marques de coups, tant ceux qui s'y sont échoués hier que les esquisses de ceux qui pleuvront demain. Ses larmes ont laissé des traînées de crasse sur ses joues sales et tuméfiées, ses cheveux pendent mollement, non plus blonds mais gris par endroits et rouges par d'autres. Elle n'est plus que l'ombre d'elle-même, l'ombre de celle qu'elle était avant de rencontrer cet homme. Apparaît peu à peu sur la vitre l'esquisse de celle qu'elle a pu être, reflet onirique d'une autre. Un beau sourire, des yeux lumineux, l'air énergique et surtout, vivant. Elle lève la main, comme pour essayer de saisir cette éphémère image d'une femme qu'elle n'est plus.

#MeTooOù les histoires vivent. Découvrez maintenant