Le Monstre

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Un monstre dans ma chambre.

Il est plutôt petit, les yeux enfoncés dans les orbites, les dents qui saillent de part et d'autre des lèvres.

Il est nous noir. Ne saurais dire s'il a des écailles. Il s'approche. Près, très près, trop près.

Il mets ses mains sur mes épaules.

Ses mains sales, ses mains de salaud, de salaud qui sait ce qu'il fait, et le fait avec toute la joie que peut ressentir un être mort.

Il chuchote mon nom, « Ysaline... », je l'entend jusque dans les tréfonds de ma tête, de mon âme, de toutes les fibres de mon être dérangé. Dérangé par sa présence, sa silhouette malingre, ses membres estropiés, ses griffes et ses dents qui reluisent dans le noir qui obscurcit la pièce, et j'ai peur.

C'est vrai, je l'avoue sans honte, j'ai peur. Une terreur sans pareille qui m'étreint le coeur, me fait peur de vivre éternellement sous le joug de cet être nébuleux qui me noircit, moi qui était, il y a à peine quelques années, je m'en souviens, si naïve et innocente. Je n'avais peur de rien à l'époque.

Maintenant même mon ombre arrive à me filer la frousse.

Et cet être qui me suit partout comme mon ombre rend tout plus sombre, noir et confus. Tout. La Terre entière. Je n'arrive même plus à faire confiance à mes propres amis. Je n'ai plus confiance en rien, même en Dieu. Existe-t-il ? Il n'y a pas si longtemps, je vous aurai répondu sans hésiter. Aujourd'hui, rien n'est plus clair. Tout est un mélange de blanc et de noir, tout est en différentes nuances de gris. Des milliers de nuances. Qui se rapprochent de plus en plus du noir profond. 

« Ysaline... » 

Il murmure, et me fait faire des choses que je n'aurai jamais cru être capable de faire. Les lames sur ma peau claire stimulent tous mes sens, je sens tout mille fois plus, j'entends mieux que jamais, et le goût du sang dans ma bouche est plus fort que tout ce que j'ai goûté auparavant. 

Avant. 

Comme ces mots me semblent faibles à présent, dénués de tout sens. 

Avant. 

Avant LUI. 

Avant que l'horreur ne commence, avant rien n'avait de sens, maintenant, il ne reste que la survie, l'instinct de vivre, et pourtant, je n'ai jamais autant souhaité mourir. 

Je le sais, maintenant. 

Quand on me demande ce que je veux faire plus tard, je réponds d'un air innocent, de celui que peuvent si bien avoir les adolescents coincés entre l'âge adulte et l'enfance, « je n'en sais rien », et ils rient, ils disent « ça viendra », ils disent « tu as le temps », mais c'est faux, je sais, moi, je sais que plus tard, la seule chose que je voudrais être, c'est une morte. 

Je n'ai jamais voulu vivre au-delà de mes seize ans, je n'ai jamais cru le pouvoir. 

Et pourtant. 

Cet âge approche, et je suis toujours là. 

Malgré tout. 

Mais le monstre 

Le monstre est là. Le monstre ne partira jamais entièrement, je le sais. Il est et sera toujours là, avec moi, autour de moi, pour chuchoter des horreurs sans nom à mes oreilles, chuchoter mon nom... 

Tant de choses sont arrivées par sa faute. 

Les pulls que je portais même en plein été.

La nourriture avalée à contre-coeur, et, ensuite, deux doigts dans la bouche, essayant en vain de tout revomir. 

Presque vingt-quatre heure sans eau bue. J'ai fini par craquer, la gorge sèche et un mal de tête épouvantable en guise de résultat. 

Oui, sans lui, ma vie aurait sans doute été plus heureuse. 

Mais... 

Est-ce moi qui, au fond, l'ai-je fait apparaître ? Est-que ce serait ma faute

C'est ce qu'il me dit, en tous cas. Chaque fois que je lui demande, suppliante, parfois en pleurs, «Pourquoi est-ce que tu es là, qu'est-ce que j'ai fait pour mériter ça ?» il me répond, riant, hurlant presque, découvrant ses dents hideuses, que je l'ai demandé, que je l'ai appelé, que sans ça il ne serait jamais venu. 

Il se présente comme mon sauveur. Celui qui veut m'ôter la vie pour m'épargner des souffrances. 

Mais, les médecins me l'ont dit, ils l'ont dit, «Ysaline, cette voix dans ta tête n'existe pas», sauf qu'on voit bien que c'est pas eux qui le vive, que c'est pas eux qui, pendant des semaines, ne pouvaient pas faire trois pas dans la rue sans se retourner pour voir qu'il était bien là, dans leur dos, parce qu'ils le sentaient, et que ça en devient difficile de ne plus le faire, mais faut plus, faut plus, parce qu'après les gens ils s'inquiètent, ils disent «Ça va Ysaline ?», ils disent «Tu vois encore des trucs Ysaline ?» et t'as envie de leur crier que oui, tu vois encore des «trucs», que quand parfois tu t'arrêtes en plein milieu du couloir et que tu serres les poings et que t'arrives plus à avancer c'est pas pour rien, non, c'est pas pour rien, c'est parce qu'il est là, et, d'un coup, il y en a d'autres, aussi, mais faut pas le dire, non, il faut se taire, parce que tu veux pas y retourner, retourner dans cet endroit qui ressemble à une prison, revoir ces médecins qui te prescriront encore des médicaments, alors faut faire semblant, aller mieux, sourire et dire «Oui bien sûr, et toi ?» quand on te demande comment tu vas, dévier la conversation, parler de pigeons, de fougères, de mayonnaise, de n'importe quoi, pourvu qu'on te fiche la paix. 

Parce qu'au fond de moi je la sais, je le sais bien, il ne me laissera jamais en paix

je sens ses mains sur mes épaules 

Il restera jusqu'à ma mort 

je sens son souffle dans le creux de mon cou 

Il m'entraînera dans son sillon jusqu'à ma mort 

je sens ses griffes s'enfoncer dans ma peau 

Il m'entraînera...

Maman, quand je serai grande, je serai morte. 

Le monstreOù les histoires vivent. Découvrez maintenant