Lorsque le capitaine Edward Wouter rentra chez lui ce soir, il était de très mauvais poil, pour trois raisons.
Primo, il n'avait toujours pas épinglé ce satané tueur au raton laveur...
Secundo, sa voiture était tombée en panne aux alentours de Sycomore Street et face à l'absence de dépanneuse rapide dans le coin il avait dû faire le dernier kilomètre qui le séparait de chez lui sous la pluie battante de ce mois de juin sacrément capricieux.
Tertio, il n'avait pas DU TOUT envie de supporter Tania et imprécations.
Ce n'était pas qu'il n'aimât plus Tania, ou qu'elle l'insupportait. En fait, au fil des six années qui avaient passées depuis leur mariage, il sentait que la connexion avait disparu, comme un réseau mal installé. Edward savait qu'il ne ressentait plus qu'une affection semblable à celle qu'il aurait pour une sœur (trop semblable d'ailleurs, et c'est pourquoi il voulait divorcer- et ayant quatre sœurs, il savait de quoi il parlait). D'ailleurs, Tania lui avait confié la même chose, et ils s'étaient tout naturellement promis de rester simplement bons amis. Mais elle avait catégoriquement refusé le divorce, en lui avançant comme argument, deux mois plus tôt :
- Et Tim, alors ?
Tim était leur fils de quatre ans. Il était aussi brun que son père et sa mère, mais avait hérité des yeux bleus de son grand-père paternel, et Edward comme Tania l'adorait. Ils lui avaient donné ce nom en honneur au père de Tania, qui s'appelait Timothy et était mort il y a quelques années d'une mystérieuse crise cardiaque, alors que le bonhomme avait toujours présenté une santé de fer.
- Quoi, Tim ? se souvenait-il avoir rétorqué.
- Il n'a que quatre ans ! Je ne veux pas qu'il soit contraint de vivre séparé de ses parents, en allant à tour de rôle che l'un ou l'autre. Ça pourrait le perturber !
- Tania, avait répondu Edward, levant les yeux au ciel. On ne s'est pas disputés. Il a presque cinq ans, il n'a pas besoin de comprendre, et puisqu'on ne s'engueule pas...
- Mais est-ce qu'on ne pourrait pas rester ensemble... Je veux dire, après tout, c'est ton fils, Ed ! Pense à ce qui est bon pour lui !
- Mais ça sera pareil ! Seulement, on aura des appartements différents... Ça pourrait même l'amuser !
C'est vrai que Tim était un petit garçon qui se faisait très peu de souci. La première fois qu'il était tombé par exemple , il n'avait pas pleuré et s'était aussitôt relevé en riant. Ou quand son son lapin nain l'avait mordu, il était allé tout seul chercher un mouchoir dans la boîte qui était sur la petite table du salon, et s'était confectionné un petit pansement, le tout bien content de son aventure. Tania s'était tue, puis finalement ajouté :
- Mais, on pourrait divorcer et vivre ensemble, non ?
« Mais tu ne comprends donc pas, s'était-il insurgé en son for intérieur, que nous sommes encore jeunes tout les deux, et que, même si nous adorons Tim, nous avons peut-être besoin d'un peu d'amour extérieur ? »
Il avait trente ans et Tania, vingt-huit. N'avait-elle donc pas envie de trouver un homme avec qui partager sa vie à nouveau ? Il ne lui en voudrait pas le moins du monde, et serait même heureux de rencontrer celui qui serait la véritable âme sœur de son amie. Mais elle ne l'entendait pas de cette oreille, car même si lui, Edward, rêvait d'avoir une femme qu'il aimerait toute sa vie, Tania passerait outre de crainte que son fils chéri ne soit "perturbé".
Alors Edward Wouter s'était tu pour simplement répondre :
- D'accord, laissons tomber ça...
Et depuis, dès qu'il avait tenté de relancer le sujet, elle l'envoyait balader et il s'en allait retrouver Tim, qui chaque soir regardait tranquillement Peppa Pig sur son lecteur DVD.Aussi, pendant qu'il montait les escaliers de l'appartement, il s'efforçait de penser à autre chose que ses soucis, mais son esprit le ramenait irrémédiablement vers cette histoire de meurtre.
Quelques semaines plus tôt, on avait retrouvé une jeune fille à l'extérieur de Greenwich, en bordure de l'autoroute. Elle errait en zigzaguant et, plusieurs fois avait failli créer un accident en avançant sur la chaussée. Un automobiliste s'était arrêté pour l'aider, et comme elle s'était tout d'un coup avancée vers lui, en l'aggrippant avec force et le regardant d'un air fou, le malheureux avait pris peur, était allé se réfugier dans sa Fiat et avait appelé les secours. L'ambulance arrivée, la fille fut emmenée aux urgences où on diagnostiqua vite qu'elle avait été droguée : trop tard aussi on se rendit compte qu'elle avait été empoisonnée. Elle mourut après deux jours à l'hôpital où elle résidait le temps qu'elle retrouve sa tête, identifiée comme Clarissa Mgadi. Une habitante locale, fille d'un des flics collègues de Wouter,que ses proches assurèrent saine et n'ayant aucune raison de se droguer et qui par ailleurs était sur le point d'obtenir son doctorat, et il était clair qu'on l'avait donc forcée à avaler cette drogue. Aucune trace, aucun mot, aucun suspect, rien ! Rien, à part cette tête de raton empaillé dans sa poche de blouson, que sa famille et ses amis jurèrent n'avoir jamais vu, et qui constituait son seul indice. Voici présentée en bref l'affaire Clarissa Mgadi, ou du Raton Laveur, comme la désignait ses collègues. Et Edward, a qui on avait confié cette affaire, ne voyait pas du tout comment il pourrait s'en sortir pour retrouver le coupabl avec une tête de raton empaillé. En plus, ce n'était même pas certain qu'il appartienne au criminel ! Qui sait si Clarissa ne venait pas de se l'offrir ? Bon, elle aurait des goûts étranges en matière de porte-bonheur, mais on ne sait jamais... Il soupira, persuadé qu'il ne trouverait pas l'issue et qu'il allait être haï par Mgadi, son vieux collègue Mgadi, pendant toutes les années qui suivraient.
Il tourna la clé dans la serrure de l'appartement 209 et sentit immédiatement la délicieuse odeur des crêpes à la cannelle qui devait remplir leur cinq pièces. Il enleva ses chaussures dans le hall d'entrée et les rangea vite fait au placard, et il entendit Tim crier "P'PA !" depuis la cuisine. Quelques instants après, Tania le rejoignit, vêtue de son tablier, avec le bambin qui marchait à ses côtés, son lapin dans les bras :- C'est Monsieur Carotte qui a fait les crêpes !!!
- Wow, bravo Monsieur Carotte ! Bonsoir, Tania.
Edward sourit, et fit semblant de saluer le lapin blanc que Tim portait précieusement, avant de se relever et d'embrasser vite fait sa femme sur la joue.
- T'es trempé ! tempêta elle. Pas de crêpes tant que tu ne te seras pas changé. Tim, va cacher l'assiette de ton père !
Le garçon gloussa, posa son lapin sur le sol et courut à la cuisine. On l'entendait encore rire pendant qu'il ouvrait sans discrétion un placard pour y cacher la part de son père. Tania regarda sévèrement Edward, le dissuadant immédiatement de «relancer le sujet», puis elle lui enleva sa veste et l'accrocha sur le porte-manteau pendant qu'il se dirigeait vers la salle de bain. Un jet d'eau chaude lui ferait le plus grand bien après la pluie glaciale subie dehors.
Lorsqu'il revint dans la cuisine, ils l'attendaient à table, son assiette à sa place habituelle. Résigné à attendre que Tim soit couché pour reprendre la discussion avec Tania, il s'assit avec eux et dîna donc. Les crêpes étaient délicieuses- ce n'est pas pour rien que Tania travaille en cuisine !Bien plus tard, donc, Edward était allé se changer pendant que Tania couchait Tim. Il était vingt-deux heures quand elle le rejoignit enfin dans la chambre, mais elle écarta les mains d'un air défensif et lança aussitôt :
- Non, Ed, j'ai dis non. Je ne signerai aucun contrat de divorce.
- Mais...
- Non, fit-elle en appuyant sur le mot.
Edward soupira. Elle avait une tel attitude qu'il était clair qu'il valait mieux ne pas discuter. Il songeait souvent que ça devait avoir à faire avec le fait qu'elle avait vécu avec trois frères, plus deux cousines qui venaient fréquemment chez elle lorsqu'elle était plus petite, de sorte qu'elle devait bien s'affirmer d'une façon ou d'une autre. Une fois qu'elle se fut couchée, il décida de passer du coq à l'âne et lui conta pour la troisième fois l'histoire de ce foutu criminel. Elle n'avait aucune solution à lui proposer, mais il vit bien qu'elle avait essayé. Mais avec si peu d'indices...
Ils se souhaitèrent donc la bonne nuit, puis Tania éteignit la lumière. À sa respiration lente et profonde, Edward devina qu'elle s'était vite endormie, mais lui mit quelques heures avant d'enfin parvenu à s'assoupir.