VOLUME 2 : L'enthousiasme de continuer.

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Remarquez que jusqu'ici, il n'y a toujours pas eu de tirets. Quand dans la dernière histoire, nos protagonistes s'écharpaient à coups de rétorques cinglantes qui disaient « Je t'aime » sans en jamais en prononcer les mots, ici, nos personnages ne parlent pas. Est-ce le choix d'un narrateur fatigué qui ne veut pas s'embêter à ouvrir des guillemets et mettre des tirets ? Ou un procédé stylistique pour figurer le fleuve tranquille qu'était leur histoire ? Peut-être qu'on ne les faisait pas parler pour ne pas casser la rivière des mots, pour ne pas faire rupture dans le texte. Ce serait malin, cela permettrait de mettre l'emphase sur la seule rupture qui compte réellement : la leur. Oh, que ce serait intelligent de ne pas les faire parler pour n'interrompre l'histoire qu'au moment où cela fait vraiment sens ! Mais non. Rien à voir. Le narrateur est juste un flemmard. Il préfère s'embarrasser de tournures alambiquées plutôt que d'ouvrir un guillemet. Un tiret aurait signifié changer de voix, donner une personnalité au protagoniste. Serait-il sarcastique ? Doucereux ? Charmant ? Puis, même si l'on décidait de leur attribuer quelconque qualité, il faudrait alors retransmettre l'idée dans une parole. Non, vraiment, c'est trop de travail. Ne mettons pas de tirets.

Notre il et notre elle coulent à présent des jours heureux. Depuis ce fameux soir et leur volonté mutuelle de commencer une histoire, ils en avaient vécu bien d'autres petites qui en formaient une grande. Les cours à l'université avaient continué, des examens étaient passés, des parents avaient été rencontrés, des repas de familles s'étaient déroulés. Entre temps, ils s'étaient encore plus aimés, apprenant à connaître les moindres recoins de peau et d'esprit de l'autre, chaque nouvelle découverte réservant son lot d'émois et de sentiments. Ils avaient présenté des amis, des collègues et des goûts musicaux insolites. Oui, ils avaient bien eu quelques désaccords, mais jamais de disputes, pour la seule raison qu'il n'y avait aucun motif. La vie était belle et la rupture encore lointaine. Alors pourquoi s'attarder sur le milieu ?

Les autres narrateurs respectés, ceux avec qui je prends parfois des cafés et qui m'invitent à dîner, ont déjà tenté de raconter les relations amoureuses. Ils le font bien, certainement mieux que moi qui vous embêtent avec mes tirets. Mais ils ont un affreux défaut : ils ne parlent pas du milieu. Bien sûr, ils ne se contentent pas de vous dire que les personnages se sont rencontrés et qu'ainsi, ils vécurent heureux pour toujours. Ils vous expliquent les grands événements. Le mariage, les naissances, et même si ce n'est pas le cas, ils vous narrent les disputes, les pleurs dans la salle de bain et les rabibochages. Ce n'est pas le milieu, ce sont les obstacles. Ils ne vous racontent que les obstacles. Or, moi, je veux vous raconter le milieu d'une relation, le vrai, celui où il ne se passe rien.

Notre couple a eu des obstacles. Indéniablement. Comme cette fois où elle est tombée malade et où il ne l'a jamais abandonnée, comme cette fois où il a côtoyé la mort d'un peu trop près et que les rôles se sont inversés. Leur histoire n'est pas comme celle-ci, ce n'est pas une suite continue de mots et de paragraphes. Leur histoire contenaient des tirets. Mais ils ne m'intéressent pas ! Je veux le milieu !

Ah... Je l'ai.

Quoi ? Le milieu ? Non... non, non. Votre agacement.

Pour tout avouer, je le recherchais depuis le début. Je me demandais quand comptiez-vous souffler. Vous avez tenu tout de même. Toute une introduction et un premier volume sans aucun tirets, c'est déjà un score honorable. Mais quand j'ai commencé à vous parler de ce milieu que je voulais vous raconter, et que je n'ai pas cessé de le mentionner sans jamais en venir aux faits... Oui, je l'ai senti. Ça a commencé à vous titiller. Vous vous êtes presque demandés si je ne me moquais pas un peu de vous, si cette histoire avait un véritable sens ou si ce n'était qu'un tour de passe-passe d'un narrateur ennuyé. Il vous fait croire qu'il vous livre une fable sur les relations amoureuses, quand en réalité, il ne cherche qu'à vous faire perdre votre temps. Peut-être votre argent, qui sait ? Non, personne ne paie les narrateurs.

Je vois que je vous perds, je vois que vous êtes blessés de vous êtes fait prendre au piège. Alors, je vous l'accorde, je vais vous raconter ce fameux milieu. Mais sans tirets.

Nos deux personnages ont eu leur obstacles, donc, mais le milieu, comme nous l'avons vu, ce ne sont pas les obstacles. Le milieu correspond aux instants du quotidien sans importance, qui se répètent à l'identique ou dans des formes à peine variées. Les repas partagés, les discussions devant la télé, les messages pour s'assurer que l'autre était bien rentré et les vidéos drôles trouvées sur Internet que l'on s'envoie dans l'espoir de faire rire l'un à distance. Les livres lus en silence à côté, les trajets en voiture à chanter ensemble, les randonnées où l'on ne perçoit que le bruit de sa propre respiration et parfois un encouragement de celui qui est devant. Les soirées partagées à deux, avec des amis, avec des parents. Les autres soirées, seul, où l'autre est tout de même présent, dans les paroles, dans les questions banales, dans les « Comment va-t-il ? » et les « Que compte-t-elle faire l'année prochaine ? » Les échanges charnels et passionnés et ceux plus discrets, mais tout autant chargés d'amour. Les doigts entrelacés dans la rue, les baisers sur le front, les mains dans les cheveux. Les vêtements prêtés, les musiques conseillées, les films analysés. L'instant où le chat ne s'installe plus d'office sur ses genoux à elle. Les cadeaux de Noël réfléchis, la surprise de les voir déballer et la fierté quand on remarque que la personne porte cette fameuse paire de chaussette achetées pour faire une blague. Les longues attentes jusqu'à ce que l'autre arrive et les assiettes qui refroidissent sur la table lorsqu'il ou elle a du retard. Les petits défauts dont on s'accommode, les haleines de café et de cigarette, le pull moche et troué qui gratte quand on fait un câlin, cette affreuse manie de ne jamais faire la vaisselle. Les nuits d'été commencées à un mètre l'un de l'autre car le lit s'est mué en sauna et les matins d'hiver entamés en se gardant au chaud. Les instants où la sonnette retentit pour annoncer l'arrivée et ceux où l'on referme la porte après un départ. Voilà le milieu.

Aucun obstacle, aucun événement, aucun drame. La caractéristique du milieu est sa monotonie affreuse pour un lecteur mais délicieuse pour les personnages. Le milieu est le moment de la relation où doucement, deux personnes n'en forment plus qu'une. Lorsque les amis n'envisagent plus de prononcer un prénom sans y ajouter l'autre à la suite et lorsque la famille considère que la venue de leur proche implique forcément une seconde assiette. Voilà pourquoi les narrateurs se plaisent à raconter les obstacles, car il n'y a un obstacle qu'à partir du moment où le couple redevient deux individus distincts, avec leurs propres opinions et sentiments. Le reste du temps, dans ce fameux milieu inexploré, ils ne sont qu'une et même personne, et aucun lecteur éclairé n'aurait envie d'une histoire avec un seul héros.

Pourtant, le milieu est d'une importance primordiale, capitale, je dirais même. Le milieu donne aux amoureux les raisons de leur amour. Car on ne vit pas pour les obstacles et les grands événements. On ne vit pas pour les noces de quelques jours et les disputes de quelques heures. On vit pour le milieu, pour le sentiment d'être rasséréné en découvrant un mot sur le réfrigérateur qui nous prévient que l'autre rentrera plus tard, que l'on a qu'à commander japonais en l'attendant. Le milieu nous remplit de joie. À la question : « Pourquoi tu l'aimes ? » les gens répondent que la personne est bienveillante, tolérante, aimante, drôle et j'en passe. Apprend-on ce genre de détails grâce aux obstacles ? Peut-être, parfois. Il arrive que les obstacles exacerbent ce que le milieu nous a déjà montré. Mais dans le fonctionnement général de l'univers, c'est le milieu qui nous donnent les réponses à la question. Lui qui nous procure l'apaisement, le bonheur et l'enthousiasme de continuer.

 Alors voilà, je l'ai fait. Je vous ai glissé le titre du volume, et si vous me connaissez, vous savez que je signe là la fin de mon travail. Je vous avais promis un milieu, et après vous avoir un peu promené, j'ai tenu ma promesse. Vous avez désormais toutes les clés en main pour apprécier et savourer les instants de vos propres milieux, ceux que vous avez vécus, que vous vivez, que vous vivrez. Mais sachez que les bons milieux se dégustent comme un film captivant ou un roman haletant : personne ne réalise à quel point ils sont savoureux lorsqu'ils sont pris dedans. Il n'est possible de l'apprécier qu'une fois les crédits déroulant sur le fond noir, ou la page tournée, face aux remerciements qu'on ne lit jamais. Les meilleurs milieux sont ceux sur lesquels on revient, une fois la relation terminée et que, seul dans son lit, dans le noir, à écouter du Vivaldi car il est trois heures du matin et que l'on s'est perdu dans les tréfonds du Web, l'on repense à tout ce qu'on prenait pour acquis pendant la relation. Les repas partagés, les discussions devant la télé, les messages... Je plaisante, je plaisante, je ne vous soumettrai pas au double supplice. D'autant plus que vous pensiez déjà qu'on en avait terminé avec ce volume, et que j'ai continué de déployer les lignes.

En plus, il n'y a toujours pas eu de tirets.

Le triptyque de l'échéance moroseOù les histoires vivent. Découvrez maintenant