Celle qui glisse sur les ondes

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Les doigts suspendus au-dessus du clavier, j'ai du mal à avaler ce que je lis. Oh, sûr, j'avais lu des rumeurs sur les forums et fils de discussion, mais là, c'est avéré. La douleur devient physique, une contraction dans la poitrine. Le mail déterré sur les serveurs du Ministère de l'Intérieur confirme mes pires craintes. Notre pays évacue les éléments indésirables vers ses voisins plus souples sur les droits humains. Une partie de moi espère encore que la présidente Rangsei Reachea n'est pas mêlée à ces expulsions d'immigrés, mais ma découverte alimente le doute. Elle sait vers quoi les réfugiés sont envoyés. Les centres de rétention ne se limitent pas à déporter les étrangers chez eux, et ma Thanda est probablement dans l'un d'entre eux, au Myanmar ou à la frontière du Bangladesh. Ses foutus papiers étaient en règle, bordel ! Un hoquet d'horreur et de chagrin m'échappe. Allez, Sam, reprends-toi ! Je mords mon poing pour ne pas réveiller Chantrea dont la petite tête brune repose sur mes genoux. Elle serre le voile bleu que portait sa mère au moment de l'arrestation, quand les policiers sont venus la chercher chez nous.

Qu'est-ce que je vais faire ? Je ne suis rien pour sauver ma femme. Je peux creuser sur toutes les bases de données du monde ou presque, mais je suis impuissante à la sortir de cet enfer. Si elle est encore en vie. Je veux hurler et pleurer, je veux déchirer le monde jusqu'à sauver Thanda. Délicatement, je soulève la tête de notre fille. Elle fronce le nez sans se réveiller. Incapable de rester en place, je tourne dans le studio comme dans une cage moite et surchauffée. La climatisation peine à compenser la chaleur des ordinateurs. J'éteins mes machines. Trop de bruits, trop de lumières, trop d'informations. J'ai envie de sortir me promener le long de la douve du palais présidentiel, comme lors de ma reprise d'études. Cette habitude de jeunesse avait mené à notre rencontre. Et après, Thanda était là pour Chantrea lors de mes balades nocturnes.

Ma rage bouillonne. Envie de casser des choses. Mes pas me portent devant notre petit autel à l'entrée de l'appartement. Les deux IA très sommaires de mes parents se parlent depuis leurs cadres respectifs. Cela fait longtemps que j'ai coupé le son. Ils n'en ont pas besoin. Sans parler du fait qu'ils étaient déjà chiants de leurs vivants, alors pas besoin de continuer à écouter leurs diatribes pré-programmées tout le temps. À leurs côtés, mes beaux-parents dans leur plus beau portrait photographique, seul souvenir qu'en a gardé Thanda après sa fuite du Myanmar vers la brillante et progressive république du Kampujadesa. Je grince des dents en allumant un bâtonnet d'encens, retourne m'asseoir en tailleur devant la baie vitrée. Un pays qui se pense aussi éclairé aurait dû relâcher l'emprise sur ses provinces coloniales depuis des décennies, que ce soit sur la région thaïlandaise ou vietnamienne. Je voudrais croire notre Présidente différente, elle qui a troqué la couronne contre les urnes. Pour autant, elle n'a pas rejeté le pouvoir et l'influence de huit cents ans de règne par les Reachea ; elle a conservé le nom dynastique, contrairement à nos usages. Elle continue de tirer profit des colonies laotiennes et vietnamiennes que le roi Rangsei, dont elle porte le nom, a conquises il y a trois cents ans.

Je souffle sur la vitre, dessine le nom de Thanda dans la buée. Malgré notre histoire violente et coloniale, je ne comprends pas comment mon pays en est arrivé là, à envoyer à la mort des humains.

Les lumières d'Angkor scintillent sur les façades vitrées des gratte-ciel, cascadent jusqu'aux flaques de la mousson, se déversent dans les canaux d'évacuation. Entre deux bâtiments, je distingue les toits de l'université Ta Prohm où travaillait Thanda et, de l'autre côté de la douve, les toits du palais présidentiel. Habiter si proche de son emploi nous force à un petit logement ; on trouve d'autres compensations. Les balades dans les parcs, autour des vieux temples de pierre entre deux buildings modernes, le fablab de la fac pour moi et Chantrea. Au moins, on est loin des émanations putrides et chimiques du quartier du lac Tonlé Sap, où j'ai grandi sur pilotis sans en voir la surface, couverte par la ville. Je soupire. Me relève. Je porte la petite jusqu'à son lit dans la mezzanine — si légère, si menue —, réduis la vitesse du ventilateur, m'allonge à côté d'elle.

Celle qui glisse sur les ondesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant