Il est des diables bien déguisés. Des êtres à partie entière qui évoluent dans l'ombre, dans les ruelles malfamées de la vie courante, qui hantent les alcôves de l'existence. Des fantômes qui nagent à contre-courant, libres de tout dictât. Les anormaux, les marginaux diront certains, les artistes, les troubadours diront les autres. Il est des hommes qui voient la magie dans le vol d'un papillon, la poésie dans la lumière du feu et qui veulent casser le bitume grisâtre pour révéler les champs de blé.
Avec sa peau blafarde comme mince couverture sur son grand squelette, Pedro est de ceux-là. À lui seul, il est une éclipse, étrangeté de la nature avec son physique de croque-mort et sa façon de bouffer la vie. Éditeur de génie, il sait repérer dans les nombreux manuscrits qu'il reçoit le talent d'un auteur. Il déniche la beauté des mots, creuse dans l'âme des vers, met à nu les alexandrins, dissèque les phrases, voit des notes de musique dans la ponctuation et se réjouit de l'accouplement des lettres. Il y a des mots qu'il trouve renversants: "passerelle", "écume", "funambule", "didascalie", "chamboule-tout", "virevolter". Des mots qui, qu'il les lisent ou qu'il les écrivent, sont comme des zones érogènes titillées du bout des doigts. Des enchevêtrements de lettres qui lui donnent le frisson jusqu'au fond des tripes et lui chatouillent les neurones.
L'écriture, il aime ça, mais la lecture est son carburant. Il fait de l'encre son opium, dans ses mains le papier prend vie, histoires d'amour au parfum de rose, de meurtres sanguinaires, de tragédies en tout genre. Peu importe, il boit chaque pensée des écrivains, se régale des rimes du poète, s'enivre de récits. Il voyage, il ressent, il s'évade de la réalité, dans une terre d'imagination que cultivent les auteurs. Ils y plantent une graine littéraire, l'arrosent d'intrigues et voilà un jardin potager dans la tête de notre éditeur.
Pedro n'a de compagne que la solitude, trop proche des rêves pour s'attacher à la matérialité des Hommes. Il n'aime pas la modernité. Le bougre se complaît dans la lumière et la chaleur de sa lampe à pétrole, dans l'encrier qui nourrit le plume, dans la crépitation sonore d'un vieux vinyle. Il est même dégoutté par le soleil, trop présent, trop lumineux, trop agressif. Alors, quand la lune pointe le bout de son nez, l'éditeur allume une bougie, en laisse couler la cire sur le bois brut de son bureau. Son séant osseux posé sur sa vieille chaise en chêne, il humecte ses lèvres déjà asséchées par la splendeur qu'il s'apprête à découvrir. Et là, sous un ciel d'étoiles qui se dissimule derrière sa lucarne, commence son fantasme. Il ouvre délicatement une enveloppe bien fournie recelant des secrets et des petits bouts d'âmes d'un penseur quelconque qui a vomi sur des feuillets les idées telles qu'elles ont germées. Ses gestes sont lents, presque tremblants, Pedro est un sensible sous sa carapace de bourru. Il aime prendre le temps qu'il a en quantité, maintenir le suspens avant de dégainer le papier. L'éditeur sait qu'il tient un plaisir qu'il saura, sans brusquer, dévorer des yeux.
Derrière le verre de ses lunettes, il devient alors pervers et voyeur, mais ne tardera pas à se rêver acteur de ce qui s'exposera à lui sans pudeur. Il est en condition, prêt à découvrir une terre vierge de tout regard et il s'en délecte.
Le titre tout d'abord, bien choisi et réfléchi, il donne le ton, il attire, séduit, flirt avec le lecteur, se dévoilant à peine. Il est une invitation, comme un premier regard qui vous agrippe le cœur. Puis viennent les phrases. Le premier chapitre est plus qu'un préambule pour Pedro: c'est le début des préliminaires. Les mots le dénudent délicatement, l'effleurent du bout des lettres, il aimerait pénétrer dans l'histoire et s'en régaler, mais préfère lire doucement et se sentir vibrer à l'idée d'une intrigue habilement se placer.
L'histoire est maintenant bien présente, elle est faite de formes délicates, elle le convie à danser. Ce n'est pas une valse c'est un tango, ce n'est pas un ballet c'est une salsa. Les mots s'enchaînent, virevoltent, tournoient, Pedro ne touche déjà plus terre. Il se laisse bercer par les mouvements, happé comme il se doit par la grande bouche du récit qui prend vie. Les sentiments des personnages commencent à suinter de toute part, les phrases laissent s'échapper les sensations, les syllabes pétrissent les consonnes. L'homme souhaiterait déjà découvrir le final mais ne voudrait rien rater, ne rien laisser pour compte. Chaque détail a son importance, les frissons que la plume a laissée sur le papier sont encore palpables, ils s'insinuent dans son âme, parcourant son échine. Ses poils se dressent fièrement, il flaire le dénouement comme un chien renifle le gibier de sa truffe humide. Il est là, pas loin, il se laisse désirer tout en s'annonçant. L'éditeur n'y tient plus, il sait ce qu'il va se passer. La fin est attendue, il la devine, l'espère telle qu'il l'imagine, elle se fait pressante au creux de ses entrailles. Dernier chapitre, le paroxysme, le nirvana. Les derniers mots sont presque un supplice de plaisir, il aimerait tant retenir un peu cette intrigue troublante, la posséder encore quelques instants avant de la laisser voguer dans les mains d'autres amants. Ciel! L'épilogue: les mots déferlent en un délectable final, ponctués de sentiments contradictoires, le plaisir du moment passé et le regret de ne pas en avoir eu davantage.
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L'orgie des mots
Short StoryLorsqu'un éditeur décrit l'érotisme des mots et qu'il vient lui-même coucher sur le papier la lubricité de la littérature. .