1_ L'oiseau de nuit

37 5 4
                                    

L'eau chaude coulait sur ses joues, entraînant avec elle les larmes qui ne semblaient vouloir cesser de couler dans une descente effrénée le long de son corps pâle nettoyant ainsi les restes de mascara de la veille. Elle frottait ses bras, son ventre, ses cuisses si fort que sa peau s'en était trouvée rougie. Elle voulait nettoyer ces traces. Leurs traces. Quand enfin ses sanglots cessèrent elle coupa l'eau et s'enroula dans sa serviette. Elle ferma les yeux et profita quelques minutes de la sensation douce de la serviette contre sa peau agressée et de la moiteur de la pièce envahie par la vapeur. Elle se sentait si en sécurité dans ce petit cocon improvisé mais il allait falloir le rompre pour poursuivre son triste rituel. Quelques larmes rebelles roulèrent de nouveau sur ses joues mais elle les essuya d'un geste presque violent.

Nue dans sa minuscule salle de bain, elle se regardait dans le miroir qu'elle avait accroché à la porte. Elle le détestait, ce corps si sale, elle avait tant de mal à essayer de le rendre propre mais chaque soir ils le salissaient. Chaque parcelle de sa peau portait ancrée en elle l'empreinte de ces personnes qui la souillaient un peu plus tous les jours. Elle parvint enfin à détacher son regard honteux du miroir et sorti de la salle de bain. Arrivée dans l'unique autre pièce de son appartement elle ouvrit sa garde-robe qu'elle avait soigneusement divisée en deux parties. À droite se trouvaient les pulls et les jeans qu'elle rêvait de mettre, à gauche les robes, enveloppes d'une soirée, présentes uniquement pour offrir à l'autre le plaisir de l'enlever.

Enfin vêtue, quoique toujours plus nue qu'avant, elle entreprit de concocter le seul bouclier qui saurait la protéger hors de son cocon, à base de fond de teint, de rouge à lèvre sanglant et de mascara waterproof : il ne fallait pas que ses larmes ruinent sa maigre protection. Elle prit son sac et y glissa des protections d'un autre genre, c'était une règle qu'elle s'imposait, mais qui n'était pas toujours respectée par l'autre. Elle enfila ses chaussures et se jaugea une dernière fois dans le miroir avant de sortir. La métamorphose avait eu lieu. Petite chenille était devenue grand papillon. Deux tours de clé dans la serrure et la voilà partie dans les escaliers. Elle quittait ce minuscule appartement loué avec un salaire médiocre provenant d'un métier minable. Elle y reviendrait plus sale qu'elle ne l'était déjà.

Dehors l'hiver et la nuit avaient entamés leur combat habituel, l'air glacial attaquait sa peau parfois à découvert. Il était tard mais pour elle ce tard était tôt. Dormir le jour et vivre la nuit, son quotidien se déroulait dans l'obscurité.
Bel oiseau de nuit.
Triste oiseau de nuit.
Sombre oiseau de nuit.
Le froid ne la ralentissait pas, elle marchait aussi vite que ses jambes le lui permettaient. Elle refusait de prendre les transports en commun à cette heure. Les rues étaient désertes mais son regard ne cessait de déceler des ombres se glissant furtivement sur les façades des immeubles tous endormis. Seul le bruit répétitif de ses talons qui claquaient contre les pavés du trottoir en se réverbérant dans la rue vide parvenait à calmer le battement freiné de son cœur ; et l'habituel flot d'adrénaline qui se déversait dans ses veines à chaque fois qu'elle approchait de son lieu de travail.
Oui, elle avait peur.

Elle marqua un temps d'arrêt devant cette porte close et respira profondément. Déjà ses yeux noisette s'emplissaient de larmes, des larmes de douleur. Ses cheveux aussi sombres que son esprit battaient au rythme des coups de vent, elle les recoiffa rapidement et ouvrit la porte. La musique qui lui parvenait étouffée depuis l'extérieur lui envahissait désormais les oreilles et semblait résonner dans ses conduits auditifs. L'air glacé de l'extérieur se trouvait remplacé par une chaleur moite imbibée de sueur. Comme d'habitude elle était la dernière arrivée, les clients étaient tous déjà soûls, de toute manière c'était maintenant que son travail commençait. Le vacarme ambiant, la mauvaise musique et les odeurs d'alcools lui faisaient presque regretter les rues sombres et froides habitées par ses ombres futiles.

Une fois sûre d'être bien acclimatée à cette ambiance elle s'avança enfin dans la salle au milieu de tous les fêtards. Elle ne pu faire que trois pas hésitants avant qu'une voix l'interpelle.

— Lucie !

C'était le patron, celui qui lui avait proposé ce travail il y a quelques années. À sa voix son rythme cardiaque s'était emballé. Il fallut qu'elle respire profondément quelques fois et que le patron l'appelle une seconde fois pour qu'elle se retourne enfin. Elle tremblait mais il fallait qu'elle le dissimule.

— Ce soir tu auras la chambre numéro huit.

Elle eu à peine le temps d'acquiescer pour lui signifier qu'elle avait compris qu'il était de nouveau envahis par une vague de clients surexcités par l'alcool coulant dans leurs veines. Un regard sur la salle lui appris que ses collèges étaient déjà au travail. Son œil expérimenté parvenait à les repérer en une seconde. Certaines bougeaient leurs corps de manière sensuelle sur une scène de pacotille au fond de la salle, pour le plus grand bonheur des clients qui se massaient devant celle-ci, les autres évoluaient en roulant des fesses au milieu du public majoritairement masculin en essayant d'en harponner un, mais la majorité avaient déjà choisi leurs cibles.

Elle quitta quelques instants l'air surchargé de la salle qui lui montait déjà à la tête pour l'ambiance glaciale des vestiaires vides. Elle déposa sa veste dans le casier qui lui était attribué et monta par l'escalier de service poser son sac dans la chambre numéro huit. Elle redescendit silencieusement et juste avant de retourner dans la salle, elle marqua un nouveau temps d'arrêt. Le dernier avant qu'elle ne se jette dans la jungle qui se déchaînait de l'autre côté de cette porte. Elle tentait tant bien que mal de garder en elle le dégoût qui l'envahissait et de calmer ses tremblements.
Car oui, Lucie avait peur.
Dans cette salle chaque soir l'oiseau de nuit se brûlait les ailes.

Une odeur de cigarette et de tarte aux pommesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant