Depuis quelque temps, à chaque fois qu'un homme du campement partait chasser en kayak vers l'est, il n'en revenait jamais. Le seul d'entre eux à ne s'y être jamais aventuré, Kiviuq, était désormais l'unique chasseur et devait nourrir toute la communauté: femmes, enfants et aînés. Bien que très vaillant, il ne pouvait malheureusement pas assumer cette lourde tâche à lui seul et les ventres commençaient à se creuser.
Un jour, prenant son courage à deux mains, il décida de partir à la recherche des siens.
Il navigua longtemps vers l'est et alors qu'il manœuvrait pour contourner une île, il entendit soudain qu'on l'appelait:
« Hé l'homme, approche, viens par ici! »
Il vit une vieille femme qui portait un enfant dans la poche dorsale de son manteau.
Méfiant, il répondit:
« Non, je ne viendrai pas.
— Allez, quoi, viens », insista-t-elle.
Il se dit qu'il ne risquait probablement pas grand-chose face à cette femme. Elle semblait inoffensive: elle était seule et ne portait pas d'armes. Comme elle insistait, il accosta.
« Apporte ton kayak avec toi, qu'il ne dérive pas, ajouta-t-elle.
— Non, je ne l'apporterai pas.
— Allez, quoi, apporte-le. »
Et comme elle insistait, il l'apporta.
« Vide-le maintenant.
— Non, je ne le viderai pas.
—Allez, quoi, vide-le. »
Comme elle insistait, il le vida.
« Retourne ton kayak.
— Non, je ne le retournerai pas.
— Allez, quoi, retourne-le.»
Comme elle insistait, il le retourna.
« Mets cette pierre dans ton kayak pour qu'il ne s'envole pas.
— Non, je ne mettrai pas cette pierre dessus.
— Allez, quoi, mets cette pierre. »
Comme elle insistait, il la mit.
« Maintenant, entre chez moi te réchauffer.
— Non, je n'entrerai pas.
Allez, quoi, entre chez moi. »
Comme elle insistait, il entra.
« Enlève tes vêtements de fourrure.
— Non!
— Allez, quoi, enlève-les. »
Comme elle insistait, il les enleva.
« Et maintenant tes bottes de peau, tes kamiik.
— Non!
— Allez, quoi, enlève-les. »
Et l'homme finit par se retrouver quasiment nu.
La femme pendit vêtements et bottes pour les faire sécher.
« Mais qu'allons-nous donner à manger à notre invité? » demanda-t-elle au bébé qu'elle portait dans son dos.
Elle nettoya un grand plateau et sortit chercher de la nourriture.Une fois seul, Kiviuq regarda autour de lui et comprit avec effroi que c'était elle qui avait tué tous ses compagnons. Leurs dépouilles et la peau de leurs visages étaient accrochées sur les parois de la tente et servaient de décorations.
Quelques instants plus tard, la femme rentra avec un sac de baies sauvages. « Vas-y, mange » ordonna-t-elle à son invité.
L'homme plongea la main dans le sac pour se servir mais il sentit quelque chose de dur dans le fond. Il l'extirpa du sac et découvrit avec dégoût qu'il s'agissait d'une main humaine bouillie.
« Je ne peux pas manger ça, dit-il.
— Mais si, allez, mange, c'est délicieux avec les petites baies. »
L'homme replongea la main dans le sac mais prit soin de ne choisir que les fruits. Quand vint le soir, ils allèrent se coucher.
L'homme feignit de s'endormir. Lorsqu'il faisait semblant de ronfler, la femme prenait son couteau, mais dès qu'il faisait mine de se réveiller, il entendait le cliquetis d'une lame métallique qui tombait au sol. Il résista longtemps au sommeil et la femme finit par s'endormir.
Alors, sans un bruit, l'homme récupéra ses vêtements, mit ses kamiik, prit son kayak sous le bras et s'élança vers le rivage. Mais, comme il courait vers la mer, la femme, réveillée, surgit de sous la tente. Elle se lança à sa poursuite et le rattrapa rapidement. Elle avait atteint la poupe de son kayak quand il donna son premier coup de pagaie. La femme tomba la tête la première dans l'eau glacée. Le temps qu'elle se relève et retrouve ses esprits, l'homme était déjà bien loin.
Il pagaya de toutes ses forces jusqu'au campement sans se retourner et raconta son histoire.
« Je sais pourquoi nos chasseurs disparaissent quand ils partent vers l'est ; il y a là-bas une femme dévoreuse d'hommes. Elle se nourrit de leur chair et décore sa tente de leurs dépouilles »
L'homme rêva toute la nuit de la femme cannibale et le lendemain, au lever du jour, il retourna la voir, décidé à venger ses amis disparus.Dès qu'il fut à proximité de l'île, la femme l'appela comme elle l'avait fait la veille: « Hé l'homme, approche, viens par ici! » Mais il lui répondit: « C'est toi qui as voulu me tuer hier.
— Non, ce n'est pas moi. C'est l'enfant que je porte sur le dos. Mais ne t'inquiète pas, je vais l'en empêcher cette fois-ci! Allez viens! »
Mais l'homme lui rétorqua: « Je n'ai pas confiance ; Et d'ailleurs, pourquoi l'enfant que tu portes dans ton amauti a-t-il des ongles horribles, longs et pointus et pourquoi te regarde-t-il si étrangement? Il est effrayant! »
La femme, terrorisée, attrapa l'enfant et, sans même le regarder, le jeta au loin. Il tomba dans la mer et lorsqu'il toucha l'eau, ses sourcils se transformèrent en moules bleues, ses entrailles en algues et ses cheveux en plantes aquatiques.
La vieille femme, furieuse contre le chasseur, ordonna à son couteau: « Couteau, transperce-le! » Et aussitôt, le couteau de la femme fendit l'air en direction du chasseur. Mais se tenant sur ses gardes, celui-ci réussit à amortir le coup. Blessé au bras, il répliqua avec force: « Harpon, transperce-la! »
Son harpon vola vers la femme qui s'effondra sous la violence du choc. « Couteau, transperce-le vraiment cette fois! », s'écria-t-elle à nouveau. Le couteau heurta l'homme de plein fouet et le blessa grièvement. Mais, rassemblant ses forces une dernière fois, il cria: « Que mon harpon te transperce à mort! »
Et la femme s'écroula. Avant de succomber à ses blessures, elle jeta une dernière fois son couteau vers l'homme en hurlant: « Qu'il meure! »
Mais le couteau ne put atteindre le chasseur car ce dernier était déjà loin. Blessé et exténué, il trouva malgré tout la force de rejoindre les siens.
L'histoire s'achève ainsi. À partir de ce jour, les gens du campement purent partir vers l'est ; et en revenir.