Effet mère.

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1er mois

Mon ventre ne t'a pas trahi, mais ton existence s'est révélée grâce à mes nausées. Je ne t'écris pas sous forme de lettres mais de billets. J'en ai besoin, même si tu ne me connaîtras jamais. Mes larmes coulent sur mes joues : tu m'as condamnée. Le sexe est le diable pour toute femme non protégée et j'ai péché. Il paraît que Dieu ne me pardonnera pas si tu meurs. Pourquoi t'es-tu imposé dans ma vie ? Habituellement je conte des histoires mais ici, ce sera la mienne. Tout est orchestré pour qu'on fasse son devoir. Je ne choisis même pas mon futur conjoint ni le nombre de mes enfants. Je n'en ai pas envie, je veux être libre, mais je suis les directives, comme toujours. Et toi tu chamboules tout. Mes mots se perdent sous cet océan de rancœur. Tu n'as pas le droit d'être là.

2ème mois

J'ai voulu que tu disparaisses. Ainsi, au fil des années, tu n'aurais été plus qu'un vieux souvenir. Une fille du village a soudainement disparu il y a une semaine. Je suis persuadée qu'on l'a tuée parce qu'elle n'a pas voulu porter un fardeau. Un jour, je l'ai retrouvée en pleurs derrière le puits sec. Ses sanglots éclataient et son visage se marquait par la terreur qu'on sache qu'elle a couché avant le mariage. Ce mot n'est pas approprié mais c'est la seule chose qu'elle m'ait dite. Autrefois, nous avions été amies, avant que son père estime qu'elle n'a pas besoin d'être instruite. Et quand j'ai vu sa lèvre fendue, pour moi ce n'était pas un simple rapport sexuel.

Moi, je l'ai voulu et c'est peut-être pire. Mais l'avortement est illégal, considéré comme un crime, une abomination. Ses parents sont humiliés à cause de cette histoire, mais elle n'y est pourtant pour rien. Dans tous les cas, elle allait les mener à leur perte. Maintenant, je comprends pourquoi elle a essayé d'interrompre sa grossesse : une adolescente de quatorze ans, tuée par son propre enfant. Et bientôt ce sera mon cas.

3ème mois

Mon corps n'a jamais manifesté autant ta présence. Il change, s'adapte et te nourrit. Tu grandis si bien que je dois te cacher. Ma peau se contracte sous les bandages. Voilà ce que je dois faire pour qu'on ne te repère pas. Si tu restais une minuscule boule, la graisse en serait l'excuse. Ma famille ne doit pas savoir, je ne peux pas leur dire. Les questions seraient portées sur le géniteur et ils sauront qu'il est déjà marié. J'aurais dû m'en douter vu son âge. Je ne lui parle plus, je l'évite du regard et me contente de faire mes tâches, de peur qu'il découvre mon secret. Le malaise est palpable quand je le croise avec son épouse, mais je garde mon sang-froid.

4ème mois

Ma décision est prise, je ne pouvais pas éviter ça. J'ai rencontré des personnes, ils vont t'aider.

5ème mois

Je t'ai vu pour la première fois, la sensation physique a été renforcée par le visuel : j'ai grossi. Tu es dans cette poche, enfermé et maintenu en vie. Lorsque j'ai appris à lire et à écrire, j'ai feuilleté tous les livres en ma possession. Je suis tombée sur le dessin d'un bébé en développement, j'ai oublié les détails, mais je me rappelle de ce cordon, c'est le lien direct avec moi. C'est la pire erreur de jugement de toute ma vie de croire que c'est de ta faute. Tu n'as pas choisi de vivre, tu es juste un petit être qui se crée. Certes, cette autre jeune fille ne l'a pas gardé, mais il n'était qu'un amas de cellules — je suis fière de savoir ça grâce à mon frère. Elle en a payé de sa vie. Si Dieu existe, il lui ouvrirait les portes du paradis et punirait les réels meurtriers. Mais toi, tu es désormais bien réelle, tu auras la chance de voir les rayons du soleil. Peut-être sans moi, mais je serai rassurée de te savoir en sécurité.

6ème mois

J'ai rêvé de toi presque toutes les nuits. Ces images hantent ma tête désormais. Je te vois dans mes bras, les habitants faisant une fête pour ta venue. Et nous rions tellement que ces sons ont envahi toutes les maisons. Tout est parfait et nous sommes heureux. Mais c'est vite remplacé par les angoisses qui surgissent : la peur d'être démasquée, celle que tu sois en danger et la réaction de mes proches.

Seras-tu un garçon ou une fille ? J'espère que tu seras un homme. Je t'ai imaginé dans quelques années, devenant une femme et j'ai été écœurée. Ma mère m'a dit que le mariage allait être pour bientôt. Il y a six mois, j'aurais dit que c'était merveilleux. Puis, j'ai pensé au fiancé de la disparue. Elle a subi sûrement bien plus qu'un viole. Quand je t'ai vu dans une quinzaine d'années, au bras de ce genre de personne, j'ai eu si peur. J'ai alors compris qu'on condamnait l'avortement en tant que crime, mais on force une personne à se taire face aux coups de son compagnon. On dirigera toujours la faute vers elle, on l'accusera de mentir ou de lui faire honte. C'est ça la véritable abomination.

Ton apparition m'a ouvert les yeux. J'ai analysé mon environnement pour voir si ici, tu aurais pu vivre convenablement.

L'injustice me tord les tripes. On me considère comme un objet. Si j'étais un homme, ma vie serait-elle la même ? On me dit que ça a évolué que nous les femmes, nous n'avions pas à se plaindre. J'ai entendu dire que dans les pays occidentaux, certaines ne sont pas mariées. Un jour, j'espère que cette liberté sera accordée pour nous. Je ne veux pas que tu grandisses dans cet environnement néfaste. Deviendras-tu aussi quelqu'un de violent ou une fillette soumise ?

7ème mois

On m'a promis que tu garderas un souvenir de moi et j'ai choisi de t'offrir un doudou en forme de coccinelle. Ma grand-mère m'a dit que c'est un porte-bonheur, symbole de fertilité et de la maternité. La tradition est normalement perpétuée pour le mariage, elle est sous forme de bague et l'insecte possède dix points noirs.

Moi, je l'utilise différemment. Ainsi, tu auras un rappel de là d'où tu viens. Et quand tu prendras cette peluche dans tes mains, elle saura t'accompagner et te guider. Je vais cacher ce que je suis en train d'écrire à l'intérieur des ailes afin de comprendre toute ton histoire et pourquoi je n'ai pas pu te garder auprès de moi.

8ème mois

Je me terre dans la maison. Ma mère a bien vu mon ventre, mais elle n'a rien dit. Nous n'en avons pas parlé. Le reste de ma famille ne me voit plus et elle a juste prétexté que je suis gravement malade. Puisque j'ai réussi à dissimuler ma grossesse pendant ces derniers mois, personne ne devrait se douter de quelque chose. Je me méfie de tout le monde désormais, car ce sont les voisins qui ont dénoncé l'avortement de mon ancienne camarade. Je ne peux plus faire confiance à quiconque.

Dans un mois, je ne serai plus un problème pour mon entourage. Je continue à rêver de toi et pendant ces longues heures à errer entre ces murs, je réfléchis à ton prénom. Je n'aurai pas le droit de le savoir. De toute façon, je n'aurais pas le temps de le prononcer. Je ne te donne pas mon nom car je serai si loin, impossible de m'atteindre de là-haut.

9ème mois

Mon dernier billet est un mot d'adieu. Je suis à l'hôpital, j'ai dû faire tant de voyage. Je suis partie comme une voleuse. Je ne retournerai plus au village. Neuf mois de coexistence ne seront pas suffisants pour te forger un souvenir de moi. Je n'arrive pas à croire que tout va se terminer. Je suis dans une toute petite salle avec une machine qui prend les battements de mon cœur. Toute cette technologie me fascine, j'aimerais tellement habiter ici et pouvoir étudier le monde qui m'entoure. En France, tu en auras la possibilité, loin de l'Afrique et de ses traditions dépassées. Ça a tellement évolué là-bas, je sais que tu vas être heureux.

Je m'égare mais ce sont les derniers instants en ta compagnie. Dans cette peluche, tu as tout l'amour d'une mère pour le reste de tes jours. J'espère que tes parents adoptifs sauront t'aimer autant que moi. Tu vas avoir l'impression en lisant les premières lignes que je te déteste, mais c'était de l'impuissance. Désormais, ça s'est transformé en remerciement. Je ne peux pas t'offrir un toit mais je ne t'abandonne pas, je te protège. Je serai morte pour toi, tu ne me connaîtras jamais. Je pars de ta vie, tu ne posséderas que cette coccinelle et ce papier comme signes que j'ai existé. Je réalise que je n'ai qu'une seule vie. Le futur monsieur ou madame X, sache que je t'aime.

28 septembre 2018.

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Bonjour, voilà une vieille nouvelle que j'ai ressortie du placard ! J'ai hésité à mettre neuf parties mais bon, wattpad aime bien mettre des pubs à chaque fin de chapitre donc je voulais éviter ça.

Dites-moi si vous le souhaitez, ce que vous avez pensé de cette nouvelle.

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