Sous le ciel blanc, une femme âgée, très âgée, est sortie malgré le froid, elle est venue s'asseoir comme chaque jour sur ce banc, son banc face au lac. Ses pensées sont emmêlées...
Elle ferme les yeux comme chaque jour, et comme chaque jour elle laisse son âme voguer le long des flots du souvenir, sans chercher à esquiver leurs récifs tranchants.
Elle se rappelle à quel point le temps passe vite. Ce temps planté comme une aiguille dans son cœur, ce venin de serpent qui court le long de ses os et flétrit sa peau, ralentit ses mouvements et pèse sur ses épaules fatiguées. Ce temps qui lui a tant pris. Ce temps qui ne lui a laissé qu'un pauvre corps tout abîmé et une âme en peine, une âme rongée, une âme solitaire qui erre dans le brouillard grisâtre de la vie.
A coups de "c'était mieux avant", de regards traînants vers le passé, de pas réticents vers l'avenir, elle a dit, redit et répété à son entourage que le temps l'avait volée. Qu'elle l'avait embrassé sans se rendre compte qu'il lui prendrait tout. Qu'il l'avait laissée nue, dépouillée, vide de tout. Elle en parlait comme d'un vieil amant trompeur. Un faux ami dont il faut se méfier. Sa voix triste devenait alors celle du cœur qui a aimé jusqu'à se fêler.
Assise sur ce banc froid, elle revoit sa jeunesse. Elle était une fleur naissante, un papillon rieur. On lui avait toujours répété qu'elle était belle. Elle ne faisait pas grand-chose pour l'être, pourtant. A part enfiler sa jolie robe le dimanche et piquer des fleurs dans ses cheveux, comme toutes les jeunes filles. Malgré cela, c'était toujours elle qu'on regardait danser au bal, vive et joyeuse. Elle aimait ces regards posés sur elle, même si elle ne le montrait pas. Elle aimait surtout le regard d'une fille, qu'elle avait baptisée en son for intérieur "la princesse". Un peu plus vieille qu'elle, elle ne la regardait pas avec la jalousie dans les yeux. Son regard à elle était doux, chaud et enveloppant, à la fois rassurant et en même temps inquiétant de convoitise. Et ses cheveux étaient longs, très longs et complètement noirs, comme ceux d'une Raiponce des champs.
Souvent, la nuit, elle imaginait sa princesse la regarder, avec ces mêmes yeux brûlants, la regarder telle qu'elle était, nue, son âme entièrement offerte. Et elle sentait alors une brusque chaleur irradier dans tout son corps, une chaleur délicieuse et insupportable à la fois, un brasier coupable et envoûtant qu'elle adorait autant qu'elle en avait honte.
Le reste du temps, elle travaillait, le visage dans ses cahiers et les mains couvertes de terre. Elle aidait son père, sa mère et ses nombreux frères et sœurs à la ferme. S'occuper des animaux, ramasser les légumes, préparer la soupe, le labeur ne manquait pas. Elle n'aimait pas cette vie. Elle préférait étudier, penser et lire jusqu'à ne plus voir le monde qui l'entourait. Elle ne voulait pas d'un avenir de terre, de boue et de misère. Elle rêvait de hautes pensées, de lettres et de philosophie.
Elle avait le temps avec elle. Il était son ami, avec lui tout était possible. Elle avait le temps, le temps d'imaginer, le temps de rêver et de construire. Bâtir des châteaux, écrire des livres, danser à en perdre la tête, épouser un beau prince ou, pourquoi pas, sa belle princesse. Elle était libre, puissante. Elle se laissait porter par la vie, petite barque ballottée par un courant impétueux et grisant.
Pour elle, le temps était un jeune homme, toujours agile, toujours rapide, qui marchait avec elle sur les sentiers et dans les champs. Un ami qui la tenait par la main et la portait jusqu'à l'horizon infini. Elle l'aimait, de tout son cœur et de toute son âme.
Un jour, elle a dû quitter son village. Elle est arrivée dans la grande ville pleine d'espoir et d'énergie. Les études, les amis, les soirées et les loisirs, tout cela l'enivrait et lui montait à la tête. Elle ne jouait plus avec le temps, elle lui courait après, dans une course-poursuite plus si enfantine, où le désir se cachait sous l'apparence innocente. Sa vie défilait si vite qu'elle ne la voyait même pas, les jours s'envolaient devant ses yeux en claquant des ailes, la petite barque valsait dans les rapides en une danse à couper le souffle.
VOUS LISEZ
Le Temps
Short StoryElle se rappelle à quel point le temps passe vite. Ce temps planté comme une aiguille dans son cœur, ce venin de serpent qui court le long de ses os et flétrit sa peau, ralentit ses mouvements et pèse sur ses épaules fatiguées. Ce temps qui lui a ta...