C h l o é

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Puberté : n.f. Passage de l'enfance à l'adolescence ; ensemble des modifications physiologiques et psychologiques qui se produisent à cette époque.

Chloé a onze ans. Devant le miroir, elle s'interroge. Se met de profil. Observe sa poitrine. Se questionne.

Premières formes, un sein qui, tout doucement, presque timidement, pointe le bout de son nez. N'est-il pas trop petit ? Trop plat ? Trop timide ? Ses amies en ont de plus gros, les garçons en rient. Ils les observent à la dérobée, se croyant sans doute discrets, mais ce n'est pas elle qu'ils regardent. Elle se trouve trop plate, trop petite fille.

Elle essaye avec orgueil ses premiers soutiens-gorges, déchante bien vite quand l'armature s'enfonce douloureusement dans sa peau, y laissant une marque rouge. Mais c'est comme ça, sa maman en porte, ses amies aussi, alors pour se sentir femme, elle ignore le supplice, redresse le dos et esquisse un pauvre sourire.

Elle regarde avec mépris sa poitrine presque plate dans le miroir, glisse sous le tissu du soutien gorge des morceaux de coton, se redresse au maximum. Elle se préfère ainsi, sourit.

Chloé a douze ans. Elle continue de rembourrer ses soutiens-gorge, faute à des seins qui ne se développent pas assez vite selon elle. Elle veut être remarquée, admirée, observée par les yeux admiratifs des garçons. Devant le miroir, elle essaye, d'une main tremblante, le rouge à lèvres de sa mère. Elle glisse, déborde. Le mascara qu'elle tente d'appliquer forme des paquets sur ses cils clairsemés. Elle se trouve l'air d'un clown, abandonne. Est-ce que c'est cela, être une femme ? se demande-t-elle face à la glace. Avoir de beaux seins, se maquiller ? Être belle ? Comment fait-on pour être belle ?

Chloé grandit. Elle a treize ans et des poils commencent à recouvrir ses jambes. Elle trouve ça dégoûtant. Elle n'ose pas lever ses bras pour constater le désastre. Elle se sent laide, hideuse avec ses poils alors que toutes les filles et femmes autour d'elles ont des jambes impeccablement lisses et douces.

C'est son premier rendez-vous chez l'esthéticienne. La femme en face d'elle est stoïque. Chloé la trouve jolie. Face à elle, elle se sent moche, gauche, nulle. Elle se crispe quand l'esthéticienne pose une première bande de cire sur sa jambe, retient un sursaut quand elle l'arrache, les ongles enfoncés dans ses paumes pour ne pas crier. Elle ferme les yeux, empêche les larmes de couler. C'est douloureux. La cire la brûle. Et quand, enfin, le calvaire s'achève, son corps entier crie au supplice. Mais elle refuse de se plaindre de peur de passer pour une chochotte, une fillette. Après tout, c'est ce qu'on lui a toujours répété : il faut souffrir pour être belle. La voilà, la règle en société quand on est une femme. Sois belle et tais-toi : c'est dans ton physique que résident tes valeurs. Et elle y croit, alors elle essaye d'être plus jolie, de se maquiller pour répondre aux diktats de beauté qui lui soufflent qu'elle ne devrait pas avoir d'acné, de cernes, de rougeurs. Et elle se sent mieux ainsi, devant la glace, ses défauts maladroitement gommés. Parce que c'est ainsi qu'on lui a toujours fait comprendre qu'elle avait de la valeur, aux yeux des hommes, de la société.

Ses premières règles arrivent. Ça lui fait mal, elle a des crampes au ventre toute la nuit malgré la bouillotte que sa mère lui a préparée, elle n'arrive pas à dormir, elle pleure. Elle a des migraines, mal au dos, mal aux seins, mal partout. Et ce sang, qui coule entre ses jambes, lui fait peur. C'est normal qu'il y en ait autant ? Au paroxysme de la douleur, elle recherche sur Internet comment ne plus avoir ses règles, inhiber ce phénomène naturel, qui lui paraît si sale, si impur, et déchante bien vite devant l'impossibilité de la tâche. Ça ne dure que cinq jours mais elle ne veut pas qu'elles reviennent. Au collège, elle ne sait pas si elle doit en parler ou pas. Elle le chuchote à ses amies comme un secret, s'éclipse aux toilettes en parlant de ses "trucs", de ses "ragnagnas", de ses "problèmes de fille". On lui a toujours représenté ses règles comme le moment où elle deviendrait femme. On ne lui a jamais parlé de la douleur, des saignements soudains qui arrivent lors d'un rire ou d'un éternuement, de l'inconfort des protections hygiéniques, des peurs de la fuite, des nausées, des sautes d'humeur, des baisses de moral, des affreux boutons, du manque de confiance en soi, de la honte et du secret. Elle qui les attendait avec impatience regrette soudain bien vite son empressement.

C comme ChloéOù les histoires vivent. Découvrez maintenant