Chapitre unique

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« Ceux qui n'entendent pas la musique pensent que les danseurs sont fous » (Nietzsche).

Aucun bruit, alors qu'il caressait ces touches froides ivoirées. Aucun son, quand il posa un doigt sur le do. Un murmure, une vibration, lorsqu'il l'enfonça.

Ses mains se baladèrent d'elles-même, sans même qu'il sache ce qu'il jouait, sur le clavier lourd ; sa respiration s'affola. Puis quelque chose lui vint en tête, un répétition de notes, une base sonore dont il se souvenait parfaitement les tintes musicales. Caresse après caresse il fit peser ses longs doigts fins et blancs sur chacunes des touches de manière experte. Sa respiration se calma. Appliqué il n'en demeurait pas moins envoûté. Il laissa retomber sa tête en arrière et la sensation du clavier sous ses doigts combler ce vide. La mémoire de chaque note était présente à son esprit et durait jusqu'à laisser sa place à l'autre. L'être humain aurait souffert s'il n'avait eu de mémoire. Beaucoup diraient qu'il serait plus heureux en oubliant tout, mais lui savait que la mémoire était nécessaire à la musique. Sans mémoire pas de mélodie. Sans mélodie pas de vie. En plus il ne lui restait plus que cela à présent, sa mémoire. C'est grâce à elle et à rien d'autre qu'il pouvait encore s'asseoir sur ce banc recouvert de velours déjà trop foulé par son derrière, comme la peau d'un animal à poil ras qu'on aurait tannée pour en faire du cuir.

Sauf que la mémoire ne suffisait pas. Il relâcha les touches sous pression d'un coup, laissant retomber ses deux mains sur ses cuisses, délicatement.

Ça ne marchait jamais longtemps à présent. Quelle raison y avait-il à ce qu'il se place là, devant son piano droit brillant, pour se réciter intérieurement la mélodie d'une musique ? Il se dégourdissait les doigts peut-être. Mais il n'avait pas besoin de ça car il se souvenait du son de chaque note. Et puis il ne sentait pas les vibrations de la musique donc quel intérêt ?

Et pourtant à chaque fois il se laissait prendre un instant par les tremblements que renvoyaient les touches par l'intermédiaire des nerfs sensibles du bout de ses doigts. Il tendit devant lui un index qu'il posa délicatement sur le clavier, sur une touche au hasard et tout ça en fermant les yeux. Il essaya de ne penser à rien, à aucune mélodie. Sauf que des mélodies il en avait plein la tête et il les couchait sur des morceaux de papiers à longueur de temps. Il ne faisait plus que composer, à un tel point que toutes les pièces où il se tenait avec du papier plus de cinq minutes se retrouvaient tapissées de feuilles gribouillées.

Il ne classait jamais son travail. Il ne reprenait aucune des notes dessinées sur les feuilles brouillonnes, jamais. Il ne s'essayait pas non plus à les jouer : comment aurait-il pu encore prétendre savoir jouer ?

Il avait fini par vider sa tête, l'index toujours tendu au-dessus d'une touche blanche qui aurait pu être noire, les yeux fermés il ne le saurait jamais. Délicatement il déposa son doigt sur la touche qu'il reconnue blanche car large mais s'efforça de ne pas aller chercher plus loin sa position sur le clavier. Il ne pu s'empêcher de faire des paris, des théories dans sa tête. Ça ne pouvait pas marcher ici, il connaissait trop bien ce piano. Ce serrait le mi, il en était sûr. Il ouvrit les yeux - c'était un mi, il n'avait même pas eu à enfoncer la touche pour le faire sonner pour le savoir -, il se leva et décala son tabouret. Il devait en avoir le cœur net. Il se rassit, de biais, ferma à nouveau les yeux et envoya sa main droite sur le clavier. Il fit glisser deux de ses doigts sur les touches, son pouce en caressant l'épaisseur. Lorsqu'il fut persuadé d'être perdu sur ce clavier il appuya sur une touche, énervé.

Et rien.

Évidemment, se dit-il sentant la rage qui montait en lui, ça ne peut pas marcher si je suis énervé. Mais il n'avait plus la force de se calmer à présent. Fatigué de tout ça, de toutes ces expériences qu'il savait bien inutiles. Mais n'y avait-il pas un moyen ? Un tout autre moyen pour qu'il puisse encore ressentir ça ?

No Noise No Song [OS Yoonmin]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant