1 - Blind and frozen

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2020, forêt de Hallormsstaðaskógur, Islande

Jamais je n'ai été autant dans les ennuis de toute ma vie. Sincèrement. Ces petites vacances en solo étaient supposées être les plus détendantes et ressourçantes du monde : moi et mon sac à dos en Islande, aux routes sûres, au peuple sympathique, à l'histoire mythique... en bref le cocktail parfait pour me vider la tête et m'éloigner de tous les soucis du quotidien. Sauf que là, je suis dans mon pyjama en thermolactyl, couverte de boue, enfoncé dans un énorme buisson touffu sur les bords d'une sorte de petit lac. Le jour se lève à peine, j'ai les pieds littéralement anesthésiés sous la douleur infligée par les milliers d'aiguilles et d'échardes qui y sont enfoncées, j'ai eu la confirmation claire que mon bras gauche était cassé, je n'ai ni portable ni GPS sur moi et je crois que la blessure qui m'a lacéré l'épaule droite saigne encore. La seule bonne nouvelle, c'est que l'un des tarés qui m'ont prise en chasse a fait trois fois le tour de mon buisson et n'est pas revenu depuis au moins une heure selon la petite montre à l'écran rétroéclairé que j'avais gardée au poignet par distraction avant de me coucher.

Sympa, hein ? Tout avait bien commencé, pourtant : je m'étais offert les vacances dont je rêvais depuis mes quinze ans – oui, avant que tout ça n'arrive, je vouais une passion aux pays scandinaves, l'Islande en tête, et à leur histoire fascinante – et j'avais bien tout planifié, de A à Z, pour profiter à cent pour cent. D'accord, j'ai toujours pas mal irrité mes proches avec cette manie de faire des plannings, mais ça m'a toujours permis d'avoir du temps pour moi, de ne jamais être pressée ou en retard. Un brin control freak sur les bords, mais tout le monde a ses défauts, non ? Enfin, tout ça va sans doute prendre fin, parce que grâce à ma manie de tout planifier, j'ai eu tellement de temps libre dans la forêt de Hallormsstaðaskógur que j'ai réussi à me paumer, devoir planter ma tente en terra incognita et me faire prendre en chasse par ce qui semble être soit :

A : les membres d'une secte wicca hyperdéviante

B : des néonazis à tendance pagane

C : des frères consanguins tout droit tirés de La Colline a des yeux

D : l'amicale des psychopathes sataniques

Non, parce que se faire arracher hors de sa tente, enlever dans une sorte de pick-up qui pue le maquereau – oui, je dis « maquereau » parce que je ne veux pas imaginer ce que pouvait réellement être la source de cette odeur – puis prendre un coup de couteau dans le dos au cours d'un simulacre de cérémonie à base d'alcool, de rires démoniaques et de cris bizarres – j'avais les yeux bandés et il faisait nuit – puis se faire casser le bras sans aucune raison entre deux rochers, ça n'est pas franchement ma définition de « camping forestier dans l'un des pays les plus sûrs d'Europe ». Mon seul moment de grâce ça a été quand mes ravisseurs, au moins trois hommes et une femme à moitié à poils, couverts de peinture blanche et de sortes de runes rouges et noires, se sont pris la tête en islandais. J'ai entendu des coups, des cris, des piaillements et ma totale passivité couplée à mes sérieuses blessures ont sans doute suffi à leur faire croire que j'étais évanouie ou en état de choc parce qu'ils n'ont même pas pris soin de m'attacher pour aller se chamailler un peu plus loin. Sans vouloir verser dans l'humour de mauvais goût, j'ai le très net sentiment que le cœur de leur discorde portait sur qui allait me violer en premier parce qu'ils avaient commencé à tirer sur mes fringues. Autant vous dire que ça n'est pas mon cerveau qui a fonctionné à ce moment mais mes muscles. Uniquement mes muscles et rien d'autre. J'ai arraché le bandeau gras qu'ils m'avaient attaché sur les yeux, ai remis mes vêtements en place et ai couru, droit devant. Ça commence bien, comme histoire, hein ?

Bref, là, l'aube se lève mais ça ne ressemble pas du tout aux films, où c'est généralement le moment où l'héroïne transie mais féministe et courageuse se relève de ses cendres et peut alors compter sur les forces de l'ordre pour venir la chercher. Le jour a beau pointer faiblement le bout de son nez, je sais que mes poursuivants me cherchent encore et que s'ils me trouvent autant vous dire que ça va être ma fête. Je suis terrorisée, j'ai mal au bras et j'ai envie de vomir et de pleurer. J'ai rabattu tant bien que mal la manche de mon pyjama gris et épais, à présent couvert de terre et d'humus, sur mon bras gauche. Quand j'ai voulu regarder l'étendue de la blessure qu'ils m'avaient faite en me fracassant le radius entre deux gros rochers, j'ai vu une plaie allongée, une sorte de trou noirâtre et sanglant, et une pointe effilée, claire, qui tentait d'en émerger. J'ai abandonné l'idée de réduire la fracture aussitôt qu'elle m'a effleurée, parce qu'on ne fait ça soi-même que lorsqu'on est dans un film, franchement, et je me suis recroquevillée dans un buisson, sur les rives de ce fichu lac. Tout bruit, toute branche qui casse, toute feuille morte qui craque et je crois voir revenir les cinglés qui ont transformé mon voyage hyper sécurisé et hyper planifié en cauchemar. Vous y croyez, vous ?! Franchement, j'ai une pote qui a traversé l'Afrique, l'Amazonie, l'Inde et le Népal et la pire chose qu'elle ait ramené c'est un ver solitaire et un coup de soleil. Moi, je vais en Islande et il suffit que je sorte une fois des sentiers battus pour participer contre mon gré à une cérémonie païenne hard-core. La prochaine fois, ça sera les châteaux de la Loire et Netflix, c'est moi qui vous le dis.

Le froid me transperce, presque pire que la douleur qui engourdit mon bras du bout des doigts jusqu'au cou, et je n'ose pas bouger d'un poil. Pour tout vous dire, il y a une chose étrange qui se passe mais je pense à mes cours : je suis institutrice en ÉCLAIR, la nouvelle appellation des zones d'éducation prioritaire, et j'ai été chargée d'une classe de CM1. Je préfère vous dire qu'après le bazar entraîné par le confinement et le coronavirus, la rentrée s'annonce explosive. Personnellement, j'adore le challenge et – vous commencez à me connaître – j'ai déjà tout planifié pour aider « mes » enfants à rattraper le retard entraîné par ce qu'il s'est produit l'année dernière. En gros, mon esprit tente de se fixer sur un truc fiable, sûr, rassurant. Je ne pleure pas, je tente de respirer le plus calmement possible. Je sais que je suis encore en danger, sans doute mon côté animal qui parvient à me maintenir en vie. Je tente de réfléchir à tout ce qui s'est passé pendant la nuit et parviens à me remonter le moral en me répétant que je n'ai pas été violée. C'est déjà ça. Je réfléchis un peu plus, tente de remémorer les visages de mes agresseurs mais le seul moment où j'ai pu voir ce qui se passait, j'étais trop concentrée à courir droit devant moi. En y repensant bien, je crois que le sol a été ébranlé par deux secousses sismiques : une pendant qu'on me brisait le bras gauche et l'autre pendant que je courais. Le premier petit séisme a ressemblé à un énorme gargouillis venant du centre de la terre, il a même mis mes agresseurs dans une joie folle. Le second, plus fort, m'a fait tomber dans un grondement rageur. J'avais mis ça sur le compte de ma fatigue et de ma maladresse, mais mes poursuivants ont tellement juré, derrière moi, que je réalise à présent qu'ils s'étaient eux aussi ramassés dans le sous-bois. Je secoue la tête, saisie de frissons. Et puis je le vois. Depuis quand est-il là ? Je ne sais pas, mais je sens une sueur affreuse, glacée, me couvrir de la racine des cheveux jusqu'à la plante de mes pieds sales. La lueur de l'aube est pâle. On dirait que le lac devant lequel l'étranger se tient est fait d'argent liquide. Pas une vague ne le trouble. Les oiseaux ont cessé de chanter.

C'est un type bizarre. Pas très grand, dans les mètre soixante. Ses cheveux noir corbeau semblent traversés dans leur longueur par des fils blancs, sa peau est pâle et il porte une barbe grise. Il n'est pas du tout vêtu comme un randonneur et il n'appartient visiblement pas à ma secte de mabouls : il porte ce qui ressemble nettement à un costume griffé et un manteau long, noir. Il a les mains dans les poches et regarde droit dans ma direction. Il m'a vue. Il m'a vue et sa présence n'a rien de naturel. J'ai la vue un peu trouble, sans doute un savant mélange entre douleur, fièvre, fatigue et hypoglycémie, mais je le vois s'accroupir face à moi et tendre la main dans ma direction. Il sourit et cligne de l'œil en plaçant un index portant une grosse chevalière d'argent sur ses lèvres épaisses. Ça doit être encore l'effet de la fièvre, mais lorsqu'il cligne de l'œil, j'ai l'impression qu'un éclair blanc éclatant jaillit de son orbite. Est-ce que je perds connaissance à ce moment ? Est-ce que j'ai rêvé ? Je l'ignore. Tout ce que je sais, c'est que l'éclair m'aveugle pendant une fraction de seconde et que, l'instant suivant, je me retrouve seule dans mon buisson. Aucune trace du barbu bien sapé. Non, j'ai dû délirer. La douleur dans mon bras se réveille – tiens ? Elle s'était endormie ? – mais je n'ai pas le temps de m'en inquiéter : un hurlement déchirant me fait bondir. C'est un homme qui appelle à l'aide dans une langue que je ne comprends pas. Ses cris s'éteignent brusquement. Si brusquement qu'une peur instinctive m'étreint. Cet homme est mort. J'en suis sûre. Quelqu'un ou quelque chose l'a tué.

Les feuilles craquent derrière moi : un humain se déplace rapidement dans les bois. Droit vers mon buisson touffu. Un nouveau silence tombe sur le lac. Je suis aussi immobile que les pierres qui bordent les rives de l'étendue d'eau claire. Je me mords les lèvres si fort que du sang en perle. Comme une explosion, les branches dans mon dos s'agitent et je sens la chaleur d'une main se poser contre mon cou. Je pousse à mon tour un hurlement d'effroi et je tente de me retourner afin de me défendre, mais l'inconnu m'a déjà entourée d'un bras. Je sens contre mon dos sa poitrine. Sa respiration est beaucoup trop calme.

*

Pour ceux qui lisent mes autres univers : vous allez me détester parce que ça va me faire prendre du retard et blablabli et blablabla mais en VRAI j'ai besoin de me lancer dans des projets "one-shot" comme Get Awaypour changer un peu du Shadowverse et du Proscritverse (yes, that's a thing, now, get over it ^^). Plus sérieusement : pardon pour ce retard mais j'espère que cette fic vous plaira néanmoins !

Pour les autres : il s'agit d'une romance New Adult en un tome seulement, pour les adultes, avec du fantastique et des dieux ;-)

Bisous et merci pour votre lecture !!!

Sea

Divinity Dating - TricksterOù les histoires vivent. Découvrez maintenant