Il était déjà tard, et les clients encore sobres se faisaient rares dans ce bar à l'ambiance industrielle du centre. Enclavé derrière divers accès souterrains de maintenance d'un tram lugubre, seuls les connaisseurs, amateurs de sensations fortes, et autres bourgeois désireux de s'encanailler connaissaient cette adresse. Ce lieu, presque tenant du cabaret, n'ouvrait que peu de soirs à la semaine, jamais deux jours de suite et de manière aléatoire. Un moyen de s'assurer qu'aucune descente de police ne pourrait être prévue de longue date, probablement. On apercevait cependant à la ceinture d'un ou deux habitués une petite plaque dorée. Même les fervents défenseurs de la loi avaient besoin de décompresser, et il était courant de les voir accoudés au bar, enchaînant les verres préparés avec soin par une barmaid très douée pour vous faire dépenser votre argent.
Les lumières ambrées tamisées offraient de multiples recoins d'ombre entre deux tentures pourpres drapant les murs de la salle principale. Entre deux pans de tissu, on discernait des alcôves, souvent occupées par des gens à la recherche d'un peu d'intimité... Souvent en bonne compagnie. Autour du comptoir principal agrémenté d'un plan de travail illuminé d'une lumière criarde, des tables entourées de lourds fauteuils confortables agrémentaient le reste de la salle. Les serveuses, choisies avec un soin tout particulier pour leur physique avantageux, déambulaient parmi la clientèle, jouant parfois d'un regard complice ou d'un clin d'œil sous-entendu.
N'importe qui de sensé aurait perçu en entrant dans ce bar toutes les promesses de nuits volages et de transactions frisant l'illégalité dans ce cadre si propice à l'excès. Et n'importe qui de prudent aurait évité avec soin de frayer dans un monde aussi peu enclin aux compromis et aux délicatesses.
Mais elle n'avait que faire de la délicatesse.
C'est pourquoi elle s'était présentée un soir d'hiver, proposant ses services de danseuse. Elle s'attendait sans doute à un casting en bonne et due forme. Elle fut engagée pour l'ouverture suivante sans aucune cérémonie, avec pour seule prime d'embauche un téléphone offert par le patron qui pouvait seulement recevoir des appels et aucunement en émettre. Si cette mystérieuse pratique la déstabilisa les premiers temps, elle fut d'autant plus surprise d'arriver pour sa "première" dans l'arrière-salle du bar, y trouvant ses nouvelles collègues de labeur, des demoiselles plus avenantes et séduisantes les unes que les autres dans des tenues aguicheuses. Pourtant, sur les visages, aucune trace d'un quelconque plaisir, une simple lassitude, comme si ce cadre si particulier avait siphonné toute joie de vivre dans ces exquises créatures.
Elle, pourtant, n'avait jamais été écœurée par son travail dans ce bar. Elle y travaillait depuis un an maintenant. Et chaque soir d'ouverture de l'établissement, elle se félicitait d'avoir franchi le pas et d'être venue ici pour élever la danse au rang d'art. Depuis la première seconde où ses mains s'étaient posées sur la barre trônant au centre de la pièce, elle s'était sentie différente, enfin à sa place dans cette ambiance ardente, entourée de tous ces hommes qui perdaient leurs regards sur ses courbes élégantes. Elle se savait attirante, bien plus que n'importe qui d'autre ici, et elle n'hésitait pas à en jouer à chaque fois, son sourire enjôleur et ses yeux de braise charmant la gente masculine de l'auditoire présent.
Pourtant... Elle ne les voyait plus depuis longtemps, toutes ces œillades libidineuses. Non, son regard se portait chaque soir bien au-dessus de la clientèle, vers le balcon surplombant la salle. De cette loge secrète, elle n'en savait que ce qu'elle pouvait en observer depuis sa position de danseuse. Un mur en miroir sans teint strillé de pans d'un bois sombre pour un effet géométrique qu'elle trouvait du meilleur effet. Au centre, une magnifique porte vernie d'un noir de jais et devant cette dernière, un fauteuil style empire aux moulures cuivrées.
Plusieurs soirs durant, elle avait senti le regard du patron du bar sur son galbe depuis cet endroit. Elle s'amusait à le comparer à un roi qui s'installait sur son trône pour observer ses sujets en secret, dans l'ombre. Mais pourtant, elle n'était pas gênée par ce regard. Elle en était même flattée. Elle se sentait privilégiée, désirée. Bien sûr, elle l'était de tous ceux présents pour la voir danser si sensuellement, mais son regard était différent.
Un léger scintillement la fit sortir de sa rêverie. Du coin de l'œil, elle avait vu la porte s'ouvrir, et une silhouette masculine s'installer dans le fauteuil d'un pas assuré. Son cœur se mit à battre la chamade tandis qu'elle entama une élégante spirale autour de la barre, attisant les cris et les commentaires de tous les clients affamés profitant du spectacle. Elle prit une seconde pour faire face au balcon, le parcourant plus attentivement des yeux. Son attention se porta sur celui qu'elle espérait trouver ce soir. Seules ses jambes croisées étaient clairement visibles, se détachant de la zone d'ombre. Elle discernait à peine le reste, devinant un verre à la base faiblement éclairée dans sa main droite.
C'en était assez pour elle. Celui qu'elle attendait était là, et elle tenait absolument à l'honorer d'une danse qu'il n'oublierait pas.
Son déhanché se fit plus indécent, plus inconvenant à mesure qu'elle faisait glisser la barre de pole dance le long de son dos. Elle avait choisi sa tenue avec soin ce soir, un body parsemé d'un millier de cristaux dorés réfléchissant chaque lumière présente, lui donnant une présence incontournable. Ses mains parcouraient son propre corps d'une manière lascive, sans pour autant virer à l'obscène. Elle prit la barre de ses doigts manucurés, et entreprit un tour de salle, se lançant dans un jeux de jambes provoquant. Ses talons argentés frappèrent la scène circulaire sur laquelle elle se trouvait, battant en rythme avec le tempo de la musique qui tournait en fond. D'une légère impulsion, elle se retrouva la tête en bas, prise dans une lente spirale, les jambes enroulées autour de la barre pour se maintenir. Ses longs cheveux noirs venaient fouetter l'air à chaque mouvement de sa tête, tel un fouet rappelant à l'ordre les plus audacieux des clients qui en oubliaient parfois qu'une distance minimale était obligatoire entre elle, et tous les autres.
Elle n'avait que faire de tous les autres.
Se rattrapant d'une audacieuse pirouette, elle se redressa, fermant les yeux. Elle savait quel pouvoir pouvait avoir la mélodie, et celle qu'elle avait aux oreilles était terriblement envoûtante. Ses hanches se balançaient au gré des notes, provoquant un émoi audible dans le public. Elle se cambra en arrière les mains fermement attachées à la barre. Sans avoir à vérifier, elle sentit son regard qui la détaillait dans toute sa complexité. Elle se mordit la lèvre inférieure, redoublant d'efforts pour déployer tout son talent dans sa danse sensuelle.
A quel moment avait-elle arrêté de danser pour simplement payer son loyer ? A quel moment avait-elle arrêté de danser pour passer le temps ? Et à quel moment avait-elle commencé à danser pour lui ?
Elle n'en avait aucune idée. Et elle ne s'en préoccupait pas le moins du monde. Tombant sur ses genoux pour la fin de son numéro, elle agrémenta son public d'une dernière position provocante, basculant vivement la tête en arrière, ses cheveux partant en cascade. Elle fit face au balcon, guettant le moindre signe de sa part.
Il s'était mis debout, s'approchant de quelques pas du bord. Elle pouvait enfin se délecter plus en détail de sa silhouette majestueuse. Il portait un simple pantalon noir, et un haut rouge sang. Mais c'est son regard qui en disait long. Elle le percevait à peine, son buste cropé par l'obscurité du balcon. Mais elle devina le léger sourire en coin qu'il avait à son attention, et ses yeux, plongés dans les siens, scintillant d'un amusement et d'un désir à peine voilé.
Il leva son verre. Elle avait la gorge en feu, le corps vibrant à l'idée qu'il n'en ait pas perdu une seconde. Elle s'inclina vers lui, provoquant un mouvement des clients, se demandant à qui la magnifique danseuse avait bien pu présenter ses remerciements. Une clameur et des applaudissements montèrent de la salle, aussi bien pour la prestation artistique terriblement envoûtante que par l'effet de l'alcool.
Le patron fit un léger geste circulaire de la main, habilement perçu par la barmaid derrière son comptoir. Toutes les serveuses apparurent, bouteilles neuves en main, les déposant avec un sourire sur toutes les tables occupées. Un cadeau de la maison qui fit doubler le vacarme ambiant, les clients manifestant leur joie.
Elle avisa la salle quelques secondes avant de reporter son attention vers le balcon.
Il était parti.
Mais elle savait que ce n'était qu'un début.
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La Planque
ActionQui était-il pour provoquer chez elle ce besoin constant d'être à ses côtés, d'avoir son attention exclusive ? Dans un monde de criminels où le plus sournois règne en maître, elle devra prendre des décisions, et en assumer toutes les conséquences.