1 L'envol

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Il est six heures et demie.

Six heures et trente minutes de trop indiquaient par ces aiguilles qui ne cessent de tourner, inlassables, avides du temps qu'elles me dérobent. Une colère que je ne me connais pas m'éprend de l'intérieur, silencieuse mais meurtrière. Mes doigts pianotent une mélodie inconnue sur le comptoir, revenant toujours à la charge de ce bois verni. Il ne viendra pas. Voilà l'amère évidence, la fatalité que je n'arrive pas à avaler. Mais il ne me faut que trois coups à la porte, pas un de plus, pas un de moins, pour faire envoler tout soupçon de colère.

Alors, dans une rapidité forcée, j'actionne la poignée et ce sur quoi elle ouvre me fige dans mon action. Deux hommes étrangers me font face, deux visages aux expressions dures, urgentes. Je les scrute cherchant la raison de leur venue. L'auberge n'est pas encore ouverte à cette heure. La seule visite à laquelle je m'attendais était celle d'Aron. Je ne trouve aucune réponse possible jusqu'à ce que mes yeux rencontrent la masse sombre qu'ils portent à bout de bras.

Un corps disloqué, immaculé de sang.

Et je comprends qui est son propriétaire.

Aron.

Le Aron qui m'apporte ma livraison tous les matins, ce même Aron avec qui, tout juste hier soir, je m'étais disputée, est là, devant moi, dans un état que je ne m'aurais jamais osé imaginer. Je titube de quelques pas en arrière, mes mains, elles, se plaquent contre ma bouche et je lutte contre une paralysie qui me ravage. Deux secondes s'écoulent. Deux interminables secondes. Je recouvre mon sang froid et quand, enfin, il afflue dans mes veines, je respire pour la première fois. Je crois retrouver l'usage de la parole, car ma voix retentit à mes oreilles d'un ton étrangement maîtrisé.

— Posez-le sur la table !

La porte claque derrière eux. Je les précède et, d'un revers de main, débarrasse l'une des tables. Le fracas des couverts contre le sol résonne. Je l'ignore. Aron ne tarde pas à joncher la table, ainsi que du sang. Beaucoup de sang. Son sang. Il est inconscient mais, fort rassurée, je ne constate aucune plaie visible sur sa tête.

— Salut Opale...

Il essaye de parler mais je l'en empêche. Je ne reconnais pas cette personne et, pourtant, l'éclat de ses yeux, le son de sa voix... Rien ne trompe. Il tente vainement de se relever mais je le retiens en arrière, et je crois l'avoir convaincu quand qu'il se laisse faire. Mécaniquement, je me dirige alors vers l'espace bar. Dans un placard, je trouve de l'alcool pur, dans un autre, quelques bandages. Je récolte ce que je trouve jusqu'à avoir un nécessaire de soin mais Merrie me devance. Elle accourt au chevet de son frère sans que personne ne puisse l'en empêcher. J'entends ses pleurs jusque dans mes os. Sa voix est tremblante lorsqu'elle s'écrit :

— Opale... Qu'est ce qui s'est passé ? Tu... tu peux le sauver hein ? Tu le peux ?

Et alors que tout n'est que flou et panique, une évidence me transcende. Une petite fille d'à peine onze ne devrait pas assister à un tel spectacle. Aron l'en aurait empêché.

— Oui, je peux le sauver, mais sort d'ici Merrie.

— Non je reste.

— Merrie, je t'ai demandé de sortir.

— C'est mon frère ! Je veux rester !

— Tu ne resteras pas ici, Merrie. Va à l'étage.

Elle me tient tête et je perçois dans son regard horrifié une lueur étrangère de défis. Elle s'apprête à rétorquer, mais une main lui saisit le poignet.

— Fais ce que te dit Opale, s'il te plaît.

Aron.

Il articule ses mots avec tellement de difficulté que je le crois mourir.

Zone tome 1 : Si tu me suisOù les histoires vivent. Découvrez maintenant