chapitre 1

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1870, dans le Michigan

Cheyenne

Assise en tailleur, j'observe la lune pleine, dont la lumière se reflète dans l'eau. Des petites vaguelettes se forment, altérant ainsi la rondeur parfaite de l'astre. Je frotte mes bras, me dit que j'aurais dû emporter une étoffe, je grelote en ce début de soirée.

Je respire l'odeur de la clairière, un mélange de pluie et de verdure. J'aime me retrouver ici, cet endroit m'apaise, me console. Tout est silencieux autour, seul le chant de la cheffe de tribu trouble la sérénité de ce moment solitaire. La mélodie résonne dans mes oreilles comme une berceuse, pourtant une boule se forme dans ma gorge. Je n'ai pas le droit de montrer ma peine, cela m'est formellement interdit. Dans ma tribu, le deuil est considéré comme un voyage ancestral vers l'au-delà, une fête à laquelle tous les membres doivent contribuer, y compris les enfants. Sauf si la cérémonie est pratiquée au Kivas*, dans ce cas, seuls les hommes ont le droit d'accès. Un sacrifice animal permet à l'esprit du défunt de rejoindre les Dieux sacrés. Si la personne ne possède pas de bétail en son nom, son corps devra être immédiatement brulé sur un bûcher, sans cérémonial. C'est un déshonneur pour la famille du défunt d'assister à cette fin peu glorieuse, totalement humiliante.

Je lève les yeux vers le ciel étoilé. Une larme coule le long de ma joue rebondie, je la laisse rouler librement, profitant que personne ne puisse m'observer. Mon cœur cogne dans ma cage thoracique au rythme du Tewegan*. L'énergie est telle, qu'il m'est difficile de retenir un sanglot. La cadence s'accélère, signe que le rituel va débuter. Il est temps d'adresser un dernier au revoir à mon grand-père, le chef de la tribu des Korok. Tous mes sens sont en alerte, comme en communion avec la nature, un profond bouleversement m'envahit. Comme si la Terre elle-même entrait en communication avec mon âme, comme si, elle implorait mon retour vers elle, dans les abysses les plus profondes. Je me sens emportée malgré moi par la musique.

Boum, boum, boum
Boum, boum, boum.

Mes jambes me portent, je ferme les yeux, imaginant les musiciens taper sur l'instrument. Je balance mes bras, dansant en harmonie avec les vibrations que procure le tambour sur mon corps. Chaque parcelle de mon épiderme est en transe, je me concentre sur la voix poétique de ma grand-mère qui s'étrangle à mesure de l'intensité du son. Mes pieds nus cognent sur le sol d'argile, c'est doux et dur à la fois. Ma robe virevolte au grès de la brise. Je me sens légère désormais, car j'accepte enfin le sort que les Dieux lui ont réservé. Tel est son destin. Mon esprit s'éloigne peu à peu vers des contrées lointaines, je suis loin d'ici, loin de ce rituel auquel on m'oblige à assister. Perdre mon grand-père est une épreuve difficile à traverser, mais je suis la petite fille du chef de ma tribu, je dois me montrer forte aux yeux de tous.

Soudain, une main chaude se pose sur mes frêles épaules. Je sursaute, trop concentrée sur ma danse. Je passe le poing sur ma bouche pour éviter de lâcher un cri de surprise.

- Je ne voulais pas te faire peur, Cheyenne.

Son ton est doux, pourtant je ressens une pointe de sarcasme dans sa façon de m'adresser la parole.

À la naissance, mes parents m'ont donné le prénom de Farha, qui signifie bonheur, cependant tous le monde me surnomme Cheyenne depuis que je suis petite. « Qui représente l'équilibre ». Je ne sais toujours pas pour quelle raison on me nomme ainsi, mais ça m'est égal.

Ma mère porte la tenue traditionnelle des cérémonies religieuses. Une longue robe, couleur terre, qui lui arrive jusqu'aux genoux. Elle a attaché ses cheveux en une longue tresse, seule une mèche de perles pend le long de sa nuque, une plume enfilée comme fermoir. Son teint, d'ordinaire olivâtre, tire sur le blanc à cause des larmes qu'elle a dû verser dans l'intimité. J'ai beaucoup de peine à la voir dans cet état, pourtant je ne montre rien, préférant ignorer son regard rempli de pitié. Dans notre communauté, les preuves d'amour sont proscrites, alors je joue avec mes doigts, faute de pouvoir la prendre dans mes bras pour la consoler.

le destin de cheyenne Où les histoires vivent. Découvrez maintenant