25 décembre 1848

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J'ai retrouvé, en fouillant dans les cartons de mon grenier, le livre
de vie de mon ancêtre Joël Noyeux, transmis de parents en enfants
jusqu'à moi. Un 25 décembre, il a relaté l'histoire qui suit :

En ces temps sombres, les troubles de notre pays sont engourdis par le
gel et la neige : nous sommes réfugiés au plus chaud de nos maisons de
granite gris dans nos villages isolés par la tempête. Les hommes mûrs
ne sont pas revenus des frontières lointaines ; nos foyers survivent
chichement alimentés par les enfants, les femmes, les vieux sages et
les imagos.

Je viens d'être désigné jeune sage ; je ne le mérite certes pas : seuls
les temps obscurs justifient cette distinction, d'après moi. Et ce jour,
un jeune garçon, d'une dizaine d'années, m'a demandé :

- Dis, à Noël ou à l'anniversaire, pourquoi offre-t-on des cadeaux aux
  enfants ?

Bon sang ! Pour mon baptême de sage, je suis servi ! Non seulement, mon
premier hôte est un enfant, non seulement il parle de ce que nous
allons avoir du mal à réaliser vu notre misère matérielle, mais en plus
il veut discuter d'emblée de mystère.

Je plonge mes yeux dans son profond regard gris, avide, candide, ouvert
à toutes les réponses du monde, en quête de connaissances joyeuses et
rassurantes. Je n'ai pas le droit de me tromper, de le tromper. Il faut
que je m'élève à son niveau, dépouillé, simple, sans fioriture ni
faux-semblant. Il n'a cure des embellissements que les adultes
prétendent utiliser pour expliquer le monde qui les entoure. Il rejette
sans vergogne les théories des initiés. Il me regarde, simplement, avec
sérénité.

Et dans ses yeux
Je lis
La réponse
Qu'il porte en lui
Sans le savoir.

Je comprends alors ce qu'est vraiment être sage : je ne vais faire que
lui dire à haute voix ce qu'il sait déjà, je vais simplement conduire
hors de lui, pour que sa conscience s'en empare, la connaissance qu'il
a en lui.

- Nous offrons des cadeaux aux enfants pour les remercier.
- Pour les remercier ? Mais de quoi ?

Allez mon grand, allez. Continue, pose tes questions, à moi, à toi.
Vas-y, cherche la réponse, elle est rangée quelque part dans ta
mémoire, trouve-la !

Le gris de ses yeux prend soudain des reflets mordorés, il m'offre un
large sourire et me dit : « On les remercie d'exister, d'avoir la
chance de pouvoir les connaître. Mais dis, pour les adultes, c'est
pareil, non ? Même le plus méchant, comme la vieille Némie au bout du
village, peut nous apprendre quelque chose, c'est ça ? Et ils nous
apprennent des choses du monde lointain ou tout proche, comme
nous-même. C'est ça, hein dis, c'est ça ? Alors, plutôt que leur dire
un "Merci" que le vent emportera peut-être loin de leurs oreilles, on
leur donne un objet qu'ils feront sien et dans lequel on aura mis un
peu de nous, comme ce sifflet que j'ai fait et donné à Claudine pour
qu'elle puisse appeler ses bêtes sans se fatiguer. C'est ça, hein dis,
c'est ça ? Et puis si Pierrot casse le petit moulin que je lui ai
fabriqué, c'est pas grave : il aura pu jouer avec au moins un peu.
C'est ça, dis, c'est ça ? Mais, et ceux qui ne reçoivent jamais de
cadeaux ? Dis, c'est pas parce qu'ils sont méchants, c'est seulement
parce que personne n'a la chance de les connaître, alors il faut aller
à leur recherche ? C'est ça, hein dis, c'est ça ? » Et toujours ce
regard assoiffé qui est planté dans mes yeux. Et tout d'un coup, cette
estocade : « Dis, qu'est-ce qu'il faut faire pour devenir un sage comme
toi ? »

Je le regarde alors avec un grand sourire plein de larmes, je plonge ma
main dans ma poche et j'en sors les fragments de silex et de quartz
roulés par la rivière dans le lit de laquelle je les ai récoltés ce
matin, ma main tendue les lui offre. « Merci. »


Le journal du Sage JoëlOù les histoires vivent. Découvrez maintenant