1er janvier 1855

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Malgré l'hiver qui est venu, les temps sont moins froids et les jours
moins obscurs, même si des vieillards sont partis et des hommes perdus
à jamais pour les leurs. Au bout du village, dans son château — comme
les enfants nomment sa coquette bâtisse bourgeoise — Hécate geint sans
cesse : l'esprit de cette plus que centenaire bat la campagne et
ressasse les belles histoires du temps passé. Elle saoule Artemis, sa
jeune servante de ses souvenirs qui pétillent comme le frais champagne
coulant à flot au milieu des fêtes passées.

— Quand j'étais jeune, vois-tu ma petite Artémis, la roseraie
embaumait de mars à novembre et tous les jours, Andéméon, mon défunt
jardinier adoré...

Ce matin-là, elle ne peut continuer à dévider ses souvenirs dans
l'oreille de la soubrette, tant les larmes envahissent ses yeux et les
sanglots serrent sa gorge.

— Mère, je n'en puis plus ! s'écrie Artémis, courue se réfugier dans
le giron de Solène. J'en ai assez d'entendre les plaintes de cette
vieille rombière. Mais quoi ? Elle a toujours eu la vie facile,
confortable : une belle maison, un époux avenant et bien pourvu, une
domesticité nombreuse et prévenante, s'activant jours et nuits sous la
férule de la gouvernante, fille de sa nourrice. Elle n'a jamais eu à
tirer l'aiguille, ne sait ce qu'est s'occuper d'enfants : son seul
souci quotidien est de choisir, sans faire de faute de goût, l'épingle
à chapeau assortie à son mantel. Elle ne s'intéresse à rien d'autre
qu'elle, elle

— Ma fille, ma fille, je te sens agacée par les gémissements de la
vieille dame, mais vois-tu, comme tu le dis, elle ne peut trouver
d'autre plaisir que la satisfaction de s'occuper d'elle. Toute sa vie
tourne autour de sa propre personne : ne crois-tu pas que son champ
d'expérience en est tout autant limité ? Et malgré l'insondable
profondeur de la nature humaine, crois-moi, elle en a eu vite fait le
tour. Et cela ne fait pas son bonheur. À bien y penser, on peut même
dire qu'elle est malheureuse.

— Mère ! Comment peut-on dire ça ? Certes son époux n'est plus, mais
il n'a pas disparu sans laisser de traces, comme notre père : il s'est
éteint — dans ses bras — qui plus est ! au terme d'une vie commune et
paisible avec sa chère épouse. Elle n'a pas eu la douleur de perdre des
fils dans la force de l'âge, de fermer les yeux d'une fille qui aura
six ans éternellement. Son dos est droit et la peau de ses mains est
fine et douce. La nuit, elle dort, elle ne

— Ma fille, sous-entendrais-tu que je me dois d'être plus malheureuse
qu'elle, puisque la vie m'a offert les épreuves que tu décris ? C'est
bien ça ? Sache que ce fût une cavalière émérite, aguerrie et agile :
en cadeau de noces, son cher époux lui a offert le plus beau des haras
avec les plus belles bêtes que l'on puisse trouver dans nos contrées.
Il fallait la voir, à travers les brumes de l'aurore, chevaucher sa
jument grise ou son étalon noir et filer dans les chemins, au milieu
des baliveaux, s'épuisant dans une course qui la laissait pantelante de
plaisir. Il fût un jour où son état devint intéressant. Son époux lui
ferma alors les portes de l'écurie : cela la rendit folle de manque.
S'attachant la complicité de quelque palefrenier béat, elle passa outre
l'interdiction maritale et maintint ses chevauchées matinales. Jusqu'à
chuter, un jour, assez lourdement pour la laisser inconsciente au bord
d'une ravine : elle perdit l'enfant qu'elle portait. Par deux fois
encore, elle fût grosse et par deux fois aussi, les cavalcades furent
fatales à son enfant. Le médecin lui ôta tout espoir de procréer à
nouveau, d'avoir une descendance, de laisser une trace sur cette terre.
Voilà son plus grand malheur : elle s'est dépossédée de tout espoir
d'être utile à plus nécessiteux qu'elle, de se nourrir du bonheur d'un
enfant, de l'aider à sortir du troupeau. Saisis-tu, ma fille,
l'illusion dans laquelle elle te maintient, l'apparence qu'elle s'octroie pour cacher sa misère ?

— Mère, c'est triste... Cependant, je ne comprends pas pour quelle
raison elle ne s'est pas tournée vers d'autres objets de son désir de
bienveillance ? N'aurait-elle pu s'accomplir dans quelque œuvre de
charité, quelque action de bienfaisance ?

— Son époux, la voyant si défaite, n'a eu de cesse que de vouloir
combler cette carence affective par une débauche de richesses
matérielles : cela a été son plus grand tort. Elle a été ensevelie,
étouffée par l'opulence : le ressort en elle s'est brisé,
volatilisé. Elle est devenue une coquille brillante, étincelante, un
personnage, simplement bon à donner le change.

Le silence enveloppe les deux femmes : on y entend leur compassion pour
leur semblable en fin de vie, seulement bonne à refléter un mirage.

-- Mère, reprend Artémis, c'est aussi commode pour elle, que de se
complaire dans la mélancolie : ainsi, elle peut se plaindre et se faire
plaindre. mais cela ne prend pas, avec moi ! Elle n'a eu qu'à souffrir
d'un petit malheur, compensé par de nombreux petits bonheurs !

-- Ma fille, il n'y a pas de petits bobos : la raison voudrait nous
faire accroire qu'une grande infortune cause une grande affliction. Ce
n'est pas le cas : du moment où le sort s'acharne, de la manière dont
nous recevons ses coups dépend la détresse que nous en éprouverons. Ton
père, tes frères, ta sœur s'en sont allés : nous avons vécu à leurs
côtés, nous pouvons les faire revivre à notre guise, dans nos rêves et
nos pensées, entendre leurs rires, nous repaître de leurs sourires,
nous laisser émerveiller par leurs regards, même s'ils nous manquent
désespérément. Nous avons toute matière à les ré-inventer indéfiniment.
Elle, ne peut : ses enfants resterons des inconnus pour l'éternité.
Comprends-tu ? Toute peine est respectable, quelle que soit l'intensité
de sa cause : tu ne peux ainsi tourner le dos à Hécate, ma fille.
Écoute-la, entends-la. Va, maintenant.

Au bout, du village, dans le château, on entend des rires d'enfants. Si
l'on pénètre dans le jardin, on aperçoit, confortablement installée sur
la terrasse, aux côtés d'une claire et fine Artémis lumineuse, une
vieille dame aux joues roses et lisses, au yeux pétillants, aux lèvres
étirées par un léger sourire, au corps repu de bonheur : une Hécate
nouvelle.

Le journal du Sage JoëlOù les histoires vivent. Découvrez maintenant