Pierres du passé

Estaradeï est en colère. Tout le temps, constamment, à chaque heure, chaque minute elle vibre d'une révolte sourde, propre à ceux qu'on a spolié, une fureur lourde qui n'appartient qu'à ceux qui ont tout perdu... Une rage de vengeance. Longtemps elle a cherché et aujourd'hui elle sait comment mettre à profit ce qui lui ronge les tripes, brûle ses entrailles et l'embrase.

Sa colère, elle la tient d'un achat de pierres, quelque chose de relativement commun, me direz-vous petites voix, mais l'est-ce vraiment ici ? Les pierres sur l'île de Devata sont particulières, propriétés des nains le plus souvent, transpercée par de l'eau pour faire avancer la technologie, généralement... rares, certes, mais trouvables. Comme ici, dans une petite boutique de la capitale où elles sont vendues d'occasion pour le plus grand plaisir des petites bourses.

Et petite bourse, elle l'est celle d'Estaradeï... Mais revenons-en à son achat de pierres qui l'a plongée dans une colère noire... elles étaient vendues par un nain, occupé à dé-sertir un bijou qu'elle reconnut. Un bijou de chez elle. Un bijou pour traverser les ombres. Un bijou volé.

Une gemme, une ombreuse, un nain. Elle sourit amèrement, tout recommençait... Terrible histoire que celle des ombres, celle des pierres, celle de son peuple. Celle qui la fascinait.

Elle était encore jeune lorsqu'elle découvrit ce qui lui parut être une fable si terrible qu'elle ne pouvait pas être vraie. Oh oui, elle était bien jeune... et il lui faudrait encore mûrir pour entrer dans le récit complet, ne lui en déplaise. A l'instant où tout survint, c'était le soir. Le soleil prenait encore la peine de montrer son nez, qu'il s'en irait coucher sous peu, de même que la petite d'ailleurs. Petite... elle n'aimait pas qu'on la dise petite ou même jeune, comme une tare ou une infirmité alors qu'elle savait bien, elle, qu'elle pouvait être bien plus maligne que la moitié des adultes qu'elle connaissait. Mais je m'égare...

Ainsi donc, il se faisait tard et bientôt... dans la minute qui suit... le moment va arriver, celui qu'elle préfère.

Je vous explique : ses parents ne prononcent pas un mot, n'en ont pas prononcé un seul depuis très longtemps et n'en prononceront certainement plus. C'était un étrange monde pour la petite fille, un monde où le silence se peuplait de mots secrets, de mots tus ou ressentis. Un monde où les mots avaient un corps. Celui de l'absence.

C'était la règle, depuis qu'elle était et même bien avant, personne ne disait mots, ni ses parents, ni ses oncles et tantes, ni leurs amis. Il n'y avait que les enfants pour combler le silence de leurs cris et de vagues verbeuses. On ne voulait ni ne pouvait les empêcher de parler, eux.

C'est la tradition. Celle des pierres.

Une tradition perdue, presque abandonnée, et entre nous je pense qu'il n'y avait plus que l'entourage d'Estaradeï pour encore pratiquer le rite des pierres. De toute façon les autres avaient été tués... terrible histoire, mais elle n'est pas faite pour notre jeune Estaradeï, pas encore...

Dans ce monde oublié du silence, les histoires sont puissantes, les mots ont une place terrible, importante, capitale. Ils sont écrits, retenus et murmurés dans une pierre qui, une fois sertie dans la couverture, vrombit. Là d'immenses pages blanches reliées viennent à se noircir à mesure qu'elle recrache les mots, les paroles, les histoires et les mondes. Et la petite adorait sentir le soir l'énergie des gemmes qui parlaient pour tous les silences qu'elle vivait. C'est ainsi un univers de mutisme secret qui crépite, chuchote et chatoie. Son univers.

Je reviens donc à ce soir. Oui, ce soir-là, petites voix que j'entends.

Ce soir-là, elle inséra une nouvelle gemme dans son livre... Nouvelles sensations en perspectives, nouveaux vrombissements : serait-ce délicat ? puissant ? chatouilleur ? discret ? Elle sourit cérémonieusement, laissa la pierre luire et soupirer dans son nouvel écrin. Les lettres apparurent...