Dernière navette pour la Terre

19 0 0
                                    


Une à une, je fais craquer mes phalanges, tic nerveux que je ne manque jamais d'effectuer en attendant sur le quai. Le blanc du tunnel me donne mal à la tête. Je cligne trois fois des yeux rapidement pour atténuer la luminosité. Je perçois désormais l'espace qui m'entoure dans des nuances grisâtres. Les muscles de mon front se détendent doucement.

La voix de la gare annonce mécaniquement :

« Entrée en gare de la navette. Veuillez rester derrière les bandes de signalisation. »

Des petites lampes clignotent au sol tandis que le tube aux fenêtres teintées s'arrête. Les wagons sont presque vides et ce n'est pas pour me déplaire. La journée a été fatigante. Les dirigeants terrestres envoient de plus en plus de monde dans les laboratoires lunaires depuis la fonte totale de l'Antarctique. Les populations migrent. Ça fait déjà une dizaine d'années que les premières familles ont élu domicile sur le satellite, même si la plupart des personnes présentes sur l'astre travaillent dans la recherche scientifique.

Je m'installe sur un siège en soupirant. Mon corps craque comme un vieux squelette. Le trajet est long malgré la vitesse de l'engin. Juste avant que les portes ne se referment, une étrange créature monte en courant. C'est un enfant qui doit avoir entre 6 et 8 ans, vêtu d'un déguisement d'Halloween : un drap noir mal coupé en bas et une tête de citrouille. Voilà un folklore que je ne comprends pas. Tout dans Halloween a très mal vieilli : les costumes traditionnels, les décorations moyenâgeuses, l'ambiance... Dans notre nouvelle ère plus blanche que blanche, tout est conçu pour que nous n'ayons plus peur. Les lumières s'allument en un claquement de doigts et aucun lieu n'est dénudé de caméras de surveillance automatisées.

L'enfant semble tout droit sorti d'un autre temps. Il s'assoit en diagonal de moi. Ses jambes trop courtes se balancent dans le vide. J'avais conscience que cette tradition n'était pas perdue et que certains enfants réclamaient « des bonbons ou un sort » mais je n'en avais jamais vu de mes propres yeux. Ce qui m'étonne par contre, c'est qu'un si jeune enfant se promène tout seul à cette heure-ci. Certains parents sont vraiment inconscients !

La navette débouche sur ma partie préférée du tunnel : la partie en verre, transparente, depuis laquelle on peut voir l'étendue noire de l'espace et la Terre qui se rapproche progressivement.

Mais cette fois-ci, la planète bleue ne grossit pas : la navette ralentie si bien qu'elle finit par s'arrêter. Cela m'étonne : les incidents n'arrivent jamais mais je me persuade que ce n'est pas impossible. La noirceur de l'univers m'étouffe soudainement. Le silence m'angoisse. Je me sens minuscule dans ce vide. En tapant trois fois sur ma cage thoracique, je tente d'optimiser l'entrée de l'air dans mes poumons. Des frissons s'enroulent comme des serpents autour des chevilles et remontent jusque dans ma nuque. Je jette un coup d'œil derrière moi mais il n'y a plus aucun passager. La navette s'arrête totalement. Dans ce pont suspendu entre la Lune et la Terre, il n'y a que moi... et l'enfant. Les autres passagers se sont volatilisés. Le petit ne semble d'ailleurs pas le moins du monde inquiet par la situation. Ses jambes balancent toujours dans le vide et sa tête de potiron fixe le plafond. La voix de la navette a disparu. Je n'ose pas me lever. Ma gorge est sèche. Je suis perdu dans l'immensité, mon regard accroché à la vitre, incapable de m'en défaire, tandis qu'un poids immense s'abat sur mes épaules.

Un bruit me fait sursauter. L'enfant a sauté de son siège et il me regarde. Les trous de ses yeux de potimarron me mettent mal à l'aise. Je m'imagine qu'il commence à se poser des questions sur l'arrêt de la navette. Mais sa démarche est parfaitement calme, si assurée qu'elle me déstabilise. Il se plante devant moi et, dans une voix enfantine emplie d'innocence, me dit :

« C'est étrange, vous ne trouvez pas ?

- La navette va repartir, ne t'inquiètes pas. Une panne ça peut arriver. »

Mais il ne parlait pas ça. Il reprend :

« De rendre un endroit tout sale et, au lieu de faire des efforts pour le nettoyer, aller tout salir ailleurs. »

J'ai l'impression d'avoir pris une claque. Ma tête tourne. Je me sens fébrile. Ma vision devient floue. J'ai beau cligner des yeux, rien n'y fait. Indifférent à mon malaise qui doit pourtant se lire aisément sur mon visage, il continue :

« Vous saviez que l'espace contenait des milliers de déchets qu'on a jeté pour s'en débarrasser ? C'est une poubelle géante en fait. »

Il fait une pause. J'ai du mal à déglutir. Je suis certain de voir une lueur terrifiante dans ses cavités oculaires. Comme un coup de massue, ses derniers mots s'abattent sur moi :

« Vous ne verrez donc aucun problème à vous rajouter dans la benne à ordures que vous avez créé. »

Un bruit métallique résonne tandis que la navette se décroche. Le pont entre la Lune et la Terre explose en milliards de morceaux de verre. De loin, on dirait des étoiles. La navette dérive si lentement que j'ai le temps de réaliser ma condamnation éternelle. Je vais voguer ainsi dans l'espace jusqu'à ma mort. Mes circuits internes grésillent. Ma vue redevient normale et les couleurs blanches brillent trop fort. Mes facultés technologiques ajoutées disparaissent. Sans avoir le temps de dire quoi que ce soit au garçon citrouille, celui-ci me fait un geste de la main comme adieu avant de se volatiliser dans une lumière orangée.

Et je me retrouve seul dans ce néant infini.

Challenge d'Halloween (édition 2020)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant