Et si Dieu n'avait pas de barbe ?

Texte complet

A l'est du fleuve se trouvait la tribu Habalabho, constituée d'une vingtaine de femmes de type féminin portant seins et poils pubiens. Un homme, un seul, la gouvernait. En tant qu'être masculin de la tribu, Rifan-Kra ne portait ni sein, ni poil pubien. Quand naissait une créature de sexe masculin, elle était offerte à la tribu Dubulomila, située à l'ouest du fleuve et constituée de mâles et de femelles, qui cohabitaient dans une étrange harmonie libertine. Au premier jour des pluies, cinq nouveaux-nés de sexe féminin étaient donnés en signe d'amitié à la tribu Habalabho, en face du grand fleuve jaune. Ainsi, pendant plusieurs siècles, les deux tribus amies vécurent dans cette « grande autorégulation des sexes et des coutumes, profitant des différences de l'autre pour croître de manière harmonieuse », pour reprendre ici l'analyse de Fred Haguin, ethnologue de renom et spécialiste des tribus du Grand Jaune.

Selon les calculs d'Haguin, reposant sur un système de questions-réponses simples mais efficaces, Rifan-Kra, mort à l'âge de soixante et quelques pluies, aurait engendré à lui tout seul pas moins de deux cent dix-huit femelles et un peu moins de mâles –tous offerts à la tribu Dubulomila. Se basant sur une mystique inédite polythéiste mais limitée, le chef des Habalabho justifiait l'absence de poils pubiens sur son bas ventre par le nombre inestimable de ses rapports sexuels. Le frottement, disait-il. D'autres voient en cette curiosité anatomique une persistance de meurs tribales pré-habalabhiques, lorsque le fleuve jaune n'existait que sous la forme d'un ruisseau sombre et que, par hygiène davantage que par croyance, les mâles se rasaient régulièrement le pubis.

– Installez-vous, je vais chercher des cafés.

– Qu'est-ce que c'est que cette mascarade ?

Une année, pourtant, la tribu des Habalabho vit naître un individu de type hermaphrodite, très rare dans les races apparentées à la région du fleuve jaune. A sa naissance, les femmes virent des testicules –au nombre de deux- et tous les attributs d'un sexe féminin. Durant toute son enfance, l'hermaphrodite fut caché à Rifan-Kra. Doté d'un visage aux traits fins, de yeux en amande des plus remarquables et d'une poitrine généreuse développée à la puberté, cet être spécial portait en sa morphologie (muscles, tendons et allure générale, cela va sans dire), les reflets d'une masculinité refoulée.

A ses quinze pluies environ, croyant se livrer à de simples jeux avec une de ses camarades, cette dernière y perdit sa virginité. Or, elle devait être présentée deux pluies plus tard à Rifan-Kra, afin que ce dernier l'honore et la hisse au rang de femelle reproductrice. Sauf qu'elle avait déjà perdu les marques de l'enfance. Fred Haguin, alors sur place, pût remarquer un phénomène totalement nouveau dans la tribu, un phénomène qui allait bouleverser l'harmonie séculaire.

La rumeur enfla rapidement chez les Habalabho, mais s'arrêta par chance aux oreilles du grand chef, qui était en train de perdre avec l'âge ses qualités auditives. Toutes les jeunes femmes de la tribu voulaient aller jouer avec l'étrange camarade à la morphologie rappelant celle des hommes Dubulomila (avec lesquels il leur était interdit d'interagir, par décret des divinités). Néanmoins, comme nous allons le constater, le problème de la virginité n'était pas là le problème principal, sachant que Rifan-Kra ne se rendait jamais compte au moment de l'honneur à la vierge s'il avait à faire à une jeune pucelle ou à une déjà-femme. Ce qui bouleversa toute la structure Habalabho était qu'un sentiment nouveau commença à émerger et à croître entre les filles et les femmes, ou plutôt toute une série complexe de sentiments et d'émotions intimement liés et résumée par le Professeur Haguin par le triptyque : tentation, jalousie, lucre.

Parallèlement, l'hermaphrodite développa peu à peu son côté masculin. Il serrait sa poitrine à l'aide d'un tissu solide, se rasait les poils pubiens et marchait les épaules hautes et le visage fier. Se rendant compte de son attractivité envers les pures femelles, il fixa rapidement un prix aux jeux pratiqués par toutes au nez et à la barbe de Rifan-Kra.