Il était huit heures, je crois, lorsque nous sommes arrivés à la gare pour venir te chercher, Mina et moi. L'air était sec, le vent faisait claquer les fanions dressés sur la tour de l'horloge à l'occasion du Festival des Récoltes. Mina tenait serrer entre ses mains closes un pot de lait chaud, pensant pouvoir te réchauffer par ce temps. Je pensais à l'office religieux de l'après-midi quand elle me sourit, avec ce sourire dont tu dois te souvenir, qui étirait son arc de Cupidon jusqu'à le faire presque disparaître, tant ses dents, petits bijoux d'ivoire, éclipsaient tout le reste et la faisaient paraître encore plus belle. Moi, je ne sais pas sourire avec la bouche, alors mes yeux tentèrent de le lui rendre, ce beau sourire, et je crois qu'elle parvint à le recevoir, avec un papillonnement de ses paupières.
Nous t'attendions sur le quai de la gare. Mina avait du mal à tenir en place. Je ne savais pas quoi penser, moi qui t'avais à peine connu avant de partir en ville. Alors je continuais de penser à l'office religieux, en me récitant les psaumes. Le train tardait, Mina faisait des aller-retours réguliers au guichet pour savoir quand tu arriverais, s'il n'y avait pas une tempête à quelque moment quelque part, les chemins de fer sont si vieux par ici, vous savez. Je l'entendais dire tout ça par la porte entrebâillée. Elle t'aimait beaucoup, tu sais.
Le train arriva en gare. La brume ne s'était pas encore tout à fait levée, j'entendis Mina s'écrier de joie. Je plissai les yeux, je ne voyais toujours rien. Même le soupir de la locomotive était étouffé par le brouillard.
Je sus qu'il n'était pas toi au moment où je l'ai vu. Vous vous ressembliez tant, pourtant. Ce sont les yeux qui trompèrent tout le monde, je crois, tant leur forme, leur couleur étaient semblables. Je te connaissais à peine mais je me souvenais encore de ton allure. Ton dos était légèrement courbé, comme si tu ployais sous un poids plus lourd que toi, et la pointe de ton sourcil te donnait l'air résigné. Lui était fier, si fier. Il était droit, dans l'encadrement de la porte, et les cheveux de Mina claquaient dans le vent, en lui couvrant presque le visage. Je crus voir tes yeux mais c'est son regard que je croisai à la place.
Je ne pouvais pas ne pas le regarder. Je crois que des larmes coulèrent de mes yeux à ce moment-là, mais elles furent saisies par le froid. Elles se transformèrent en petite dagues, creusant des sillons d'entailles sur mon visage. Lui ne bougeait pas. Ou bien était-ce moi qui restais immobile ? Je sentais le mouvement de Mina autour de moi, j'entendais son rire. C'est le dernier souvenir que j'ai de cette rencontre. Le blanc de la neige a tout emporté.
*
Nous sommes repartis ensemble, tous les trois. Sans toi. Mina tenait serré dans sa main le bouquet de violettes qu'il lui avait offert. C'est pour ça qu'elle avait crié de joie, c'étaient ses fleurs préférées. Comment avait-il su ? Cette question me hante encore aujourd'hui. Les regrets se tissent dans ma mémoire à mesure que le temps passe. Je les fabrique, comme j'essaie de me fabriquer une culpabilité. J'aurais dû aller au guichet ce matin-là, je le sais. J'aurais dû demandé s'il n'y avait pas un autre train, en provenance de Plymouth, qui transportait des soldats en permission. J'aurais dû te chercher et puis parler. Ou alors parler, puis te chercher. Quelle importance, quand il s'agit de la vérité ? Mais je ne l'ai pas fait, à cause des larmes. Les entailles qu'elles avaient creusées devenaient de plus en plus profondes à mesure que le vent nous faisait reculer.
Je ne sais pas comment nous sommes rentrés au village. Dans mon souvenir il n'y a que ce recul insoutenable, moi derrière eux, moi qui savais qu'il n'était pas toi, Mina humant les fleurs qui n'avaient pas d'odeur à cause du froid. Et puis cet instant où il se retourna brièvement, oh pour pas très longtemps, juste le temps d'ancrer ses yeux dans mes yeux et de s'assurer que je savais. J'aurais dû frissonner de peur. Je n'ai fait que fermer les yeux.
