Temps de Guerre

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Il était 16 heures lorsque leurs cris ont percé notre rue.

— Ils arrivent, a dit Jules. Ses yeux brillaient d'une joie féroce.




Une joie qu'on ne devrait jamais voir dans les yeux d'un enfant.

Les secondes paraissent des heures. Chloé est effrayée, elle serre contre son cœur le synonyme de la mort. Elle le sait, c'est eux ou nous. Juliette observe la scène. Qui aurait cru qu'un jour nous devrions laisser nos enfants se battre à nos côtés, et probablement mourir avec nous ?

Ils sont arrivés, ils ne sont pas nombreux. Cinq, six peut-être, mais c'est déjà trop. J'ai entrouvert la fenêtre, Chloé a pris sa respiration, elle sait ce qu'elle a à faire. Elle a conscience qu'en commettant cet acte, elle deviendra à son tour une meurtrière, hantée à vie par son geste. Mais comme nous tous, elle n'a pas le choix. Elle doit tuer. Pour nous, ma fille doit détruire des vies, pour nous laisser une chance de vivre en paix. Enfin, en paix, c'est beaucoup dire puisque même si le pays obtient enfin la paix, nos âmes, elles ne le seront plus jamais.

Ma fille passe la main par-dessus le rebord de la fenêtre, elle tire la poignée, et lâche la grenade. Vite, elle se recule, elle tremble, effrayée par son geste. Une explosion. Elle a tué. Ils ont crié, mais ont continué leur chemin en laissant derrière eux des compagnons morts. Comment vivre tout en sachant que nous sommes à l'origine de ce qui nous effraie le plus ? Nos ennemis sont fils, pères, frères, maris. Ils sont comme nous, à la différence d'une coupe de cheveux, de la couleur de leurs yeux, et de leur façon de parler. Mais nous sommes pareils. Frères humains. Tuer un homme revient à se tuer soi-même. C'est une guerre inutile, qui a débuté par un désaccord entre quelques hommes qui se croyaient importants et qui ne mourront pas, eux.

L'Homme, lui-même n'est-il pas important ? La vie n'est-elle pas un cadeau précieux que nous gâchons en vain ?

Ils sont dans les escaliers. Un coup de feu retentit. Un cri. Celui d'une femme. Notre amie du deuxième. Je regarde ma famille, Chloé, Juliette, Jules, tour à tour. Je mémorise chaque détail de ceux que j'aime. Je grave ce souvenir dans ma mémoire. Un deuxième coup de feu, un autre cri. Maigres, les yeux cernés par la fatigue, cheveux longs et emmêlés pour ma fille et ma femme, mine chiffonnée pour mon fils. Un troisième coup de feu, mais pas de piaillement, l'enfant a été plus discret que ses parents avant de mourir. Ma poitrine se serre mais je n'ai pas le droit ni le temps d'y penser. Il fait sombre. Chaque porte, chaque fenêtre est barricadée, je n'ai laissé qu'un étroit interstice entre une planche de bois et le rebord de l'une des ouvertures pour voir ce qu'il se passe à l'extérieur. Silence. Seule notre respiration, lente et saccadée résonne dans la pièce. Je me crispe. Je suis posté derrière la porte, contre le mur, Juliette est à mes côtés tandis que Jules et Chloé sont de l'autre côté, le regard fixé sur la poignée.

Ils sont là.

— Il y a quelqu'un ? hurle un homme avec un fort accent.

Des voix, une langue que je ne comprends pas, mais je saisis immédiatement ce qu'ils vont faire. Je ne voulais pas en arriver là. J'ai espéré un court instant qu'ils se contenteraient de hurler puis de repartir...

L'homme hurle à nouveau. Puis un coup sur la porte. Mes enfants lèvent enfin les yeux, ils me regardent. Mon fils a perdu l'éclat sauvage que ses yeux conservaient depuis le début de cette guerre. Il est blême. Chloé se décale et vient se placer sur le côté de la porte. Elle ferme les yeux. Sa mère retient le geste de la prendre dans ses bras. Il n'y a plus d'enfants, seulement des combattants. Le temps n'est plus à la joie ni à l'amour. Ma fille glisse son doigt dans la goupille de la grenade et se tient droite, prête à mourir un peu en tuant ses semblables. Ils commencent à cogner sur la porte pour la faire céder. La poignée craque, le battant s'ouvre et avant que qui que ce soit n'ait le temps de réagir... La grenade lancée par Chloé explose de l'autre côté de l'encadrement, projetant un souffle puissant qui nous oblige à nous protéger.

Temps de guerreOù les histoires vivent. Découvrez maintenant