Le Noël de Guanaco

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Ecrire à la manière de Proust

C'était l'hiver à Hyōgo, une petite préfecture située dans le sud du Japon, bordée par la mer. Les vestiges de la saison des momiji koyo laissaient peu à peu place à une neige poudreuse et délicate qui remplissait le ciel en lui donnant cette couleur lactée et brumeuse. Les feuilles d'érables rouges, encore tant bien que mal accrochées aux arbres, ployaient sous le poids de la neige, impitoyable reine de ce mois de janvier. En face du banc en bois vieilli et poli par les années et les rudes événements météorologiques, sur lequel je méditais, s'écoulait paisiblement la rivière, continuant son doux serpentement, malgré le gel de l'hiver qui commençait à la gagner. Le pont en pierre, vieux de quelques centaines d'années, bravant courageusement les intempéries, se tenait là, imposant, reliant les deux rives, et donnait à ce décor un charme singulier digne d'un tableau. Le vent me fouettait le visage, refroidissant mes joues et mon nez, engourdissait mes mains, leur apportant une couleur rosée, et balayait mes cheveux dans une multitude de directions, me laissant une coiffure dépareillée que cachait, non sans mal, un bonnet en maille de laine.

Cela faisait bien deux ans que j'habitais ce magnifique village traditionnel japonais. Mon rêve s'était réalisé, cet avenir auquel j'avais tant fantasmé faisait maintenant partie intégrante de mon quotidien. Après avoir terminé mes études vétérinaires en Belgique, je m'étais installée dans ce pays incroyable. Puisant dans mes économies, je m'étais acheté une petite maisonnette, redoublant d'efforts, je m'étais intégrée au quotidien de cette petite communauté, apprenant les mœurs et les coutumes, m'efforçant d'obtenir les bonnes grâces des habitants pour enfin pouvoir me sentir chez moi. Rien de tout ça ne m'avait semblé facile. L'absence de ma famille, de mes proches, loin de moi, à l'autre bout du monde, me pesait. La solitude, vilain démon de mon présent, envahissait mes poumons à chaque bouffée d'air que je prenais. La vue sous mes yeux devint soudain douloureuse, intolérable. Un flot de tristesse me monta à la gorge, m'étouffa, sous mes paupières closes apparurent des larmes brulantes et une multitude d'images se succédèrent : une ancienne grange entourée de champs, de prairies, des jardins jouxtant de paisibles habitations, mes chats traquant des souris, ma sœur enchainant pirouettes sur pirouettes dans l'herbe, mon père, les gants pleins de terre, rempotant ses fleurs, le sourire aux lèvres, ma mère, allongée au soleil, dans un transat, et mon frère, au loin, dans la rue, filant à toute vitesse sur son vélo. Les visites chez mes grands-parents, les visages de mes cousins, tout n'était que souvenir douloureux et tristesse.

Dans mon mal-être, je me mis à chercher ma seule source de réconfort. Ma main tâtonna le fond de mon sac et se referma sur mon Thermos, duquel une chaleur réconfortante émanait. Fébrile, les yeux engourdis et douloureux, les mains tremblantes, je dévissai le couvercle, portai à mes lèvre bleuies le liquide fumant et avalai avec délectation le délicieux chocolat chaud. Le breuvage brûlant traversa mon œsophage, réveillant à son passage une multitude de souvenirs et de sensations kaléidoscopiques. Des bulles de bonheur éclatèrent en moi quand, l'un après l'autre, une myriade de souvenirs grisants refirent surface. Nous étions là, assises, transies par le froid, les mains frigorifiées, les pieds gelés, simplement vêtu de chaussettes, les fesses inconfortablement installées sur une chaise en bois à l'assise peu épaisse, le visage rayonnant, un carnet de chant entre les mains, un foulard bleu et rouge autour du cou, un uniforme contenant tant bien que mal de nombreuses couches de pull enfilées en dessous, et un petit cadeau joliment emballé posé en dessous de notre chaise. Le chant du prêtre, le sourire de nos chefs, ces centaines de petites têtes blondes chahutant à tout va, et, à côté de moi, Lara, Zoé, Sophie, et Violette, toutes ces personnes au même endroit qui donnent à ce moment un charme empreint de magie et de plénitude. La messe touchait à sa fin et nous nous précipitions, rechaussant nos bottines, dévalant le terrain vague boueux à vive allure, claquant la porte de notre local, et nous affalant dans les vieux canapés au cuir usé. Dans un coin de la pièce, un vieux poêle à bois, petit et noirci par la fumée, laissait s'échapper une douce chaleur, réchauffant nos membres pendant que nos chefs, affairés autour d'une grosse casserole posée sur un réchaud, mettaient tout leur cœur à la préparation d'un délicieux et fumant chocolat chaud. Excitées comme des puces, notre petit cadeau posé sur nos genoux, nous attendions de déguster nos boissons tandis que nous nous échangions nos présents. Je tournai mon regard à ma gauche et contemplai ce magnifique tableau : Une petite Kolonok, une mignonne Enhydra, une rayonnante Siki et une espiègle Macagua riaient ensemble. Comblée, moi, jeune Guanaco, je fermais les yeux et savourais le moment.

De retour sur mon banc, face à la rivière, je rouvris les paupières. Le cœur plus léger, je me levai et la tête pleine de souvenirs, je partis en créer d'autres.

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⏰ Dernière mise à jour : Dec 16, 2020 ⏰

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