Je rejoins Manu dans la boutique déjà bondée de clients. Noël approche, et entre les passionnés de lectures, les affamés des éditions collectors pour les fêtes ou les tantes qui veulent offrir à leur petit neveu qu'elles ont vu trois fois un « manga parce que c'est à la mode ça, non ? », il devient difficile de se frayer un passage. J'arrive à slalomer entre deux enfants turbulents pour arriver au comptoir ou Manu se presse pour satisfaire les clients.
« Pas mal ta blague Manu, mais si tu avais pu éviter de cacher le livre de Mme Petron dessous, ca m'aurait arrangé.
- De quoi tu parles ? Me répond-elle en tendant le dernier Nesbo à un jeune homme.
- Le livre en cuir brun qui était à l'arrière boutique et qui m'est visiblement destiné.
- Non, vraiment, je ne vois pas de quoi tu parles et honnêtement, ce n'est pas vraiment le moment Alice... »
Il est vrai que la pauvre est débordée et que je ferai bien d'aller aider Louis, mon second collègue, qui semble avoir des difficultés à faire les paquets cadeaux et à gérer la caisse en même temps. Je le rejoins et lui prend le scotch des mains en constatant les dégâts.
« Salut Louis. C'est toi qui a mis un livre pour moi dans l'arrière boutique ?
- Un livre pour toi ? Que tu voulais mettre de côté ?
- Allez, ne fais pas l'innocent, je reprends. Un vieux livre, genre bouquin de sorciere, qui a pour seul texte « ceci est le livre de la destinée d'Alice » bla-bla, quelque chose comme ça.
- Navré bichette, mais je n'ai jamais vu ce livre. Peut-être Manu ? »
Louis appelle tout le monde « bichette ». De nous trois, c'est sans doutes le meilleur suspect pour une blague, car c'est tout simplement le plus drôle. Si c'est un bon collègue, c'est aussi un excellent ami que je me félicite d'avoir su garder auprès de moi au fil des ans. Tout le monde a besoin d'un Louis dans sa vie.
***
Le bilan de ce soir sera bon. Les clients ont afflué comme tous les ans à la période des fêtes, à tel point cette fois-ci que je n'ai même pas eu le temps de déjeuner. Je repasse à l'arrière boutique prendre mon manteau et mon sac à main pour rentrer chez moi quand mes yeux repassent par hasard sur la couverture du mystérieux livre. Après une courte hésitation, je décide de le prendre sous mon bras pour le ramener chez moi ; après tout, peu importe qui l'a mis là, c'était visiblement à mon attention.
J'ai l'immense bonheur, que dis-je, la satisfaction ultime de vivre en face de la librairie. Ca ne m'empêche pas d'arriver en retard un jour sur deux mais au moins, je n'ai aucun transport en commun à utiliser pour rentrer, ce qui m'évite à la fois les gens qui font la tronche et l'odeur des gens qui font la tronche. Satisfaction ultime, je vous dit.
« Je suis rentrée Misti ! »
Parler à son chat est très sain, je vous assure. De plus, elle me répond toujours par un miaulement fort sympathique qui me conforte dans le fait que je ne suis pas là uniquement pour lui donner ses croquettes.
Je pose le bouquin sur la table basse et m'affale dans mon canapé, avec Misti qui me regarde avec intérêt (d'accord, son intérêt est plutôt lié aux croquettes cette fois) et j'allume la télévision pour mettre un épisode de The Office. Détente avant tout !
J'attrape l'objet de ma curiosité et le feuillette à nouveau. Je me redresse alors d'un bond ; les pages se sont remplies.
Bon, il s'agit de dédramatiser. Peut-être que tout à l'heure, sous l'effet de l'étonnement ou de la fatigue, je n'avais pas vu qu'il y avait en effet des pages remplies. Je prends une inspiration bien trop exagérée par rapport à la lecture d'un vieux livre.
« Aujourd'hui, en ce lieu, ce livre est désormais celui de la destinée d'Alice Simon. »
D'accord, ca j'avais compris.
« Attention. Vous êtes en mesure de changer l'histoire de ce livre. Il apparaît néanmoins clair que ce sont à vos risques et périls. »
« Clair » ? Rien n'est moins clair. Je ne comprends rien à cette blague qui me semble légèrement tordue. Si j'avais voulu lire « L'histoire sans fin », je l'aurai sorti de ma bibliothèque.
Je tourne à nouveau une page. Le style littéraire est... non, ce n'est pas un style littéraire. Tout est écrit en style télégraphique.
« Alice Simon. Née le 15 décembre 1994 à Nantes. Père : Éric Simon. Mère : Juliette Simon. »
La première page est donc visiblement consacrée à une autobiographie concise mais complète ; établissements scolaires, couleur favorite, noms de mes meilleurs amis d'enfance ou encore activités extra-scolaires exercées.
Je comprends de moins en moins qui a pu me faire une blague pareille, car quand bien même quelqu'un connaîtrait aussi bien ma vie, avec des détails dont je n'avais même pas connaissance, ce serait quelque chose de vraiment flippant de les coucher sur papier pour ensuite me faire tomber dessus par inadvertance.
Il y a vraiment quelque chose de tordu avec ce livre. Je le ferme brutalement et vais le déposer sur une des nombreuses étagères jonchant mes murs. Le chat n'a cessé de me fixer, me suppliant de sustenter son royal estomac.
« Misti, on dirait bien que quelqu'un sur terre me porte assez d'intérêt pour écrire un livre à mon sujet. »
Reste à savoir qui.
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Manuscriptum
RomanceEt si vous aviez accès au livre de votre destin ? C'est ce qui arrive à Alice, libraire de 30 ans sans grande ambition ni talent. Mais alors qu'elle découvre qu'elle est destinée à une vie des plus banales et solitaires, elle doit redoubler d'effort...