Manuscriptum

Chapitre 3. De la difficulté de faire face a l'évidence.

Esope disait : « On ne peut rien changer à son destin. »

Encore faut-il croire à cette notion plus qu'abstraite. Je la range personnellement dans la même case que le karma, l'astrologie, la pierre philosophale et toutes ces choses en lesquelles j'aimerais vraiment croire, mais qui ne m'ont pas donné de preuves suffisantes pour que je les considère comme vrai. Ce n'est pas par manque d'ouverture d'esprit mais par manque de confiance en tous ces concepts qui n'ont jamais daignés s'appliquer à moi.

Nous sommes mercredi et c'est mon jour de repos. Comme toujours, je dois me hisser sur la pointe des pieds pour atteindre le miroir de la salle de bain, fixé bien trop haut pour mon mètre 59. Mes yeux sont cernés et mon teint pâlichon ; j'ai passé ma nuit à réfléchir, à émettre des hypothèses et à désespérément paniquer à l'idée que quelqu'un ait pu rassembler autant d'informations sur ma vie.

J'ai d'abord fait le tour des gens qui ont la clé de l'arrière boutique de la librairie et la liste est relativement courte : il y a Manu, évidemment, dont je ne suis pas assez proches pour qu'elle sache autant de chose sur moi. Ensuite vient Louis, qui me connaît bien mais qui n'a pas assez de patience pour faire une blague qui demande autant d'investissement. Enfin, si on m'excepte, il y a les livreurs et coursiers qui nous amènent les cartons de livres.
Et si c'était un livreur ? Un genre de grand psychopathe qui m'aurait aperçu une fois et qui serait tombé fou amoureux de moi, jusqu'à épier mes moindres faits et gestes ? Après tout, avec les réseaux sociaux, on peut arriver à glaner quasiment toutes les informations concernant à peu près n'importe qui.

Non, impossible. Ca ne peut pas être aussi tordu. Il ne m'arrive jamais rien d'extraordinaire, je suis la définition même de la normalité.

Reste alors une autre possibilité, celle que quelqu'un ait chargé une personne ayant la clé de déposer ce livre ici. Mais là encore, je ne comprends pas dans quel but. Je connais ma vie, pour l'avoir vécue, et n'ai donc pas besoin d'un livre auto-centré pour me rappeler avoir fait du judo quand j'avais six ans. Vraiment, il y a quelque chose qui m'échappe.

Vais-je vraiment me miner ma journée de repos en rouvrant le livre ? Après tout, si j'avais continué à le lire, j'aurais peut-être eu mes réponses et de ce fait, j'aurais passé une meilleure nuit.

Je m'installe à mon bureau avec le livre pour l'examiner. J'allume ma lampe d'universitaire et fait brûler un peu de papier d'Arménie, comme si je souhaitait vraiment avoir entre les mains un grimoire contenant de merveilleux secrets.
J'ouvre le livre et passe les quelques pages qui racontent tous les éléments importants de ma vie jusqu'à aujourd'hui.

•••

Je le referme d'un coup sec, les larmes aux yeux. Si j'en crois ce que je lis, je finirai seule et sans enfants. Jusque là, ca ne me pose pas de soucis, ce n'était pas dans mes plans. Néanmoins, le seul événement qui soit un temps soit peu intéressant sur cette unique page est un voyage en Irlande pour fêter ma retraite.
Une page. Une demie-page, même. Mon destin tient la dessus tant il est vide. Le style télégraphique me pique dans mon ego à chaque phrase que je lis. « Célibataire. », « Deux chats. », « Déménagement dans la rue parallèle à son appartement actuel. »
Comment puis-je n'avoir que ca a vivre ? Pas que je rêve de devenir quelqu'un d'important ou de faire des actes qui resteront dans l'histoire, mais tout de même.

Pourquoi est-ce que je me met dans un état pareil après tout ? C'est du délire ! Un livre ne peut pas décider de mon destin, c'est complètement dingue. Si la personne qui l'a mis sous mon nez me voyait, elle serait pliée de rire par ma réaction. Comment puis-je être aussi naïve ?

•••

« Un livre qui parlerait de ton destin, tu dis ?
- Exactement.
- Tu veux dire, un livre qui s'adresse à toi et toi seule ? Avoue que c'est légèrement improbable... »

Lisa, ma meilleure amie (pour ne pas dire la seule), me regarde avec un air dépité. De toute évidence, elle ne me croit pas, et j'aurai du mal à lui en vouloir.
Attablées dans un café autour d'un verre de vin, je remue le mien et n'ose relever les yeux vers elle.

« Je te jure Alice, j'aimerai savoir quoi te dire mais c'est complètement dingue cette histoire. Enfin, il dit quoi ton livre ?
- Grosso modo, que ma vie va être nulle. Tout du moins, que je vais m'emmerder sévère pour toutes les années à venir. »

Elle souffle et lève les yeux au ciel.

« Si tu me dis vrai, et que ton livre te promet un destin pourri... Tu n'as qu'à essayer de le changer ? »