Les yeux plongés entre les lignes de son dossier, Abelard n'avait pas vu les heures passer. Elles avaient filé, s'étaient écoulées comme le sable entre ses doigts quand il allait se promener sur la plage. Le jour avait tiré sa référence, laissant place à un noir si profond qu'il semblait vouloir tout engloutir.
Abelard aimait profiter de ces heures-là. Celles où les passants sont anonymes, protégés par le manteau de la nuit. Celles où l'abandon est roi. Celles où tous les rêves sont possibles, où l'on se dit que, peut-être, demain tout changera.
Il délaissa les noms inscrits sur les parchemins et referma le dossier. Pour un soir encore, il décida de fuir son destin. De toute façon, il ne pouvait décemment pas aller importuner les « élus » à une heure aussi indue.
Les pieds de son fauteuil crissèrent sur le parquet en chêne quand il se leva. Une grimace tordit son visage tandis qu'un frisson le parcourut. Il devrait remédier à cet imprévu. Comment sa tante avait-elle pu supporter cela ? Le Prisme était atteint d'une hyperesthésie liée tout naturellement à sa fonction. Combien de fois lui avait-elle porté préjudice ? Combien de fois avait-il perdu ses moyens et était-il resté figé par l'angoisse ? Abelard ne se le rappelait plus. Petit à petit, il avait appris à maîtriser les crises et elles avaient fini par n'être qu'un léger inconvénient. Une ombre planant au-dessus de son épaule.
Il passa son manteau, ferma le bureau à clé de l'intérieur et emprunta la sortie qui lui était désormais réservée. La porte était dérobée derrière une tapisserie et ne pouvait être ouverte que grâce à la chevalière qui ornait son annulaire. Elle donnait sur un couloir qui conduisait directement à l'extérieur du palais.
Il retrouva le grand air et l'inspira à pleins poumons avant de prendre le chemin de son logement. Mais ses pas en décidèrent autrement et l'entraînèrent vers le quartier des moulins. Ces derniers tournaient mollement dans la nuit. Sans croiser âme qui vive, Abelard descendit jusqu'au bord de la rivière.
Assis sur la rive, il écouta le clapotis de l'eau, le vent dans les arbres. Il pensa à la tâche qu'il allait devoir accomplir. Au bal qui en serait le dénouement et qui aurait lieu dans un peu plus de trois mois. Il ne savait pas s'il serait à la hauteur. Le choix était d'une importance capitale et il reposait uniquement sur ses épaules qu'il savait bien trop frêles encore.
Un craquement quelque part sur sa gauche le tira de ses pensées. Jamais il n'aurait cru qu'il croiserait qui que ce soit, ici, à cette heure. Il ferma les yeux pour fuir son pouvoir qui l'envahissait déjà. Ne pas être parasité et rester neutre, invisible et anonyme même s'il doutait que l'intrus put le reconnaître en l'absence de lumière.
Abelard ne fit aucun bruit et tendit l'oreille.
La respiration qui lui parvint était erratique. Les pas peu assurés. Il aurait voulu se précipiter pour aider la personne qu'il entendait maintenant pleurer distinctement mais le doute le saisit. Comme lui, elle voulait certainement être seule. Comme lui, elle semblait fuir la civilisation.
Il ne pouvait risquer de lui faire peur.
Tout à coup, une voix douce et hésitante transperça le silence de la nuit et arriva jusqu'à lui :— Il y a quelqu'un ?
Il ne répondit pas. Même s'il l'avait voulu, cela lui aurait été impossible. La douleur derrière les mots, derrière le timbre mélodieux, l'avait atteint de plein fouet.
Surpris, il bougea et une pierre roula et tomba dans l'eau. Il se retint de jurer et attendit.— Il y a quelqu'un ? Répéta la voix, craintive.
Abelard hésita un instant et préféra rester silencieux, les yeux fermés. Un miaulement lui sauva la mise mais surprit tant l'inconnue qu'elle prit la fuite. Le jeune homme se dit qu'il pouvait rouvrir les yeux sans risque. Il tourna la tête vers l'endroit où la voix s'était tenue auparavant, persuadé qu'il ne risquait plus rien. Il avait tort.
Il n'était pas préparé. Ce fut les premiers mots qui lui vinrent. Puis il pensa que c'était la surprise et le fait d'être resté si longtemps les yeux fermés. Il n'était pas encore habitué au développement de sa vue. Oui, c'était forcément cela. Il avait tout lu sur son nouveau rôle, avait ingurgité des milliers de pages sur les couleurs, les nuances et ce que chacune représentait. Il savait celles qui pouvaient être associées les unes aux autres. Et ce que chaque mélange apprenait sur leur propriétaire.
Il n'y avait plus eu de nouvelles combinaisons depuis des siècles. Tout avait été répertorié.
Il s'était donc forcément trompé. Son esprit fatigué lui avait joué des tours.
Agacé, il se leva précipitamment et manqua de basculer dans la rivière en glissant sur un galet.
Il ne retint pas les injures qui se bousculèrent sur ses lèvres. Il se savait seul à présent.
Sur le chemin qui le menait chez lui, il ne décoléra pas. Il ne pouvait faillir. Si l'on venait à apprendre qu'une aura n'était pas répertoriée, sa famille et lui-même pourraient être mis en cause et c'était impensable.
Des silhouettes se découpaient dans la noirceur de la nuit de son trajet. Ce n'était pas la faible lueur des lampes à huile qui tentait d'éclairer les rues mais bien ses yeux de Prisme qui permettaient à Abelard de les distinguer. Ils les auréolaient de teintes qui révélaient facilement les intentions de leurs propriétaires.
Il aurait dû les dénoncer, il en était conscient, mais il n'en eut cure, toujours perturbé par sa rencontre précédente.
Soudain, son regard fut attiré un peu plus loin devant lui. Il se figea et se frotta les yeux après avoir relevé ses lunettes d'une main. Lorsqu'il les rouvrit, l'aura étrange qu'il avait aperçue un peu plus tôt tournait à l'angle d'une venelle. Il se ressaisit un peu tard, pressa le pas mais ne put que constater que la rue était vide.
Il maudit son instant de surprise et son hésitation, jurant une fois de plus.
Dépité, il rentra chez lui sans plus faire de détour. La porte à peine refermée, il se débarrassa de ses vêtements, cette seconde peau à laquelle il n'était pas encore habitué. En apercevant le plateau garni de victuailles, son estomac lui rappela qu'il n'avait pas mangé depuis le matin même. Il se rua sur la nourriture. Le pain était frais et croustillant, le fromage délicieux. Les fruits qui les accompagnaient étaient juteux.
Sa position sociale avait changé. Les meilleurs mets rempliraient désormais son assiette. Plus rien ne serait insipide ou médiocre. Plus rien. Était-il prêt pour tout cela ? La réponse importait peu, il n'avait pas le choix. Personne ne l'avait en ce bas monde.Son sommeil fut agité. Hanté par une silhouette frêle à l'aura étrange qui répétait inlassablement « il y a quelqu'un ? ». C'était bien plus qu'une question. C'était une supplique. Un appel à l'aide.
Abelard se réveilla plusieurs fois en sursaut, persuadé d'avoir entendu la voix à côté de lui.
Quand enfin vint l'heure de son réveil, des céphalées enserraient son crâne et lui donnèrent la nausée dès qu'il posa le pied par terre.
La journée promettait d'être longue. Elle le fut.
Le Prisme passa en revue la quinzaine de candidats potentiels. Il s'imprégna de chaque histoire, de chaque trait de caractère. Des auras détaillées par sa tante. Il aurait dû aller les rencontrer et ne pas repousser l'échéance au lieu de rester là, assis dans son bureau, écoutant la pluie qui martelait un jour de plus les fenêtres, mais il ne pouvait s'y résoudre.
Il relut une fois encore chaque profil. Tous semblaient parfaits et pourtant, quelque chose le gênait. Il parvint à mettre le doigt dessus au bout de plusieurs heures. Tous étaient issus de la même classe sociale et c'était contraire à la première règle du bal, il en était certain.
Il chercha le passage en question dans l'ouvrage sur la nuit de Samhainn et ses traditions. Il ne lui fallut pas longtemps pour mettre la main dessus.
« Les prétendants au titre devront représentés chaque strate de la société, de la plus insignifiante à la plus prestigieuse. Ne devra compter que l'aura du candidat. Tout manquement à cette règle pourrait, sur simple demande, annuler le bal et le choix. »
Le Prisme savait que cette exigence n'était plus respectée depuis des lustres. Il savait aussi que personne ne songerait à élever sa voix et ainsi compromettre la passation de pouvoir. Il était conscient que le statut social des élus leur conférait le respect qui leur était dû.
Le Prisme savait tout cela. Abelard, lui, ne l'acceptait pas.
Pour la première fois depuis plus de deux siècles, un Prisme allait se conformer aux écrits. Le temps jouait contre lui mais il n'en avait cure. Il les trouverait. Chaque couche de la société aurait au moins un candidat. S'il devait en perdre le sommeil, s'il devait ne plus manger, s'il devait être montré du doigt, s'il devait craindre pour sa vie, peu importait.
Certains diraient que la fougue de la jeunesse lui faisait perdre la tête. D'autres que le choix ne devrait plus être attribué au Prisme. Peut-être auraient-ils raison. Mais tant qu'il vivrait, Abelard ne transigerait pas avec cette règle.
Il ne lui restait plus qu'à descendre dans la rue. Aller explorer les bas-fonds de la ville comme ses hautes sphères. Rencontrer les présélectionnés et en éliminer s'il le jugeait nécessaire. Fort de sa résolution, il quitta son bureau et alla avertir les souverains de sa décision.— Vous n'y pensez pas ! S'indigna la reine.
— Si. La première règle est formelle. Chaque habitant de la ville a sa chance.Le roi s'apprêtait à répliquer quand les yeux d'Abelard se posèrent sur lui. Les mots restèrent coincés dans la bouche du monarque. S'était-il souvenu de sa place et qu'un Prisme avait fait de lui ce qu'il était aujourd'hui ? Ou était-ce l'aura du pouvoir qui émanait du jeune homme qui l'en avait dissuadé ? Peu importait. Le monarque ne pouvait que se soumettre à la loi. Le débat était clos.
Abelard quitta le palais sans autre forme de procès. Il déambula dans les rues, errant sans but. Les passants s'écartaient sur son passage et personne n'osait marcher dans son sillage, trop inquiets de s'attirer les foudres du Prisme dont les yeux s'attardaient sur chacun d'eux, sans pour autant qu'il se passe quoi que ce soit d'intéressant.
Au détour d'une rue grise, son pouvoir se réveilla. Une silhouette encapuchonnée semblait illuminer la venelle. Une démarche chaotique secouait une cape dont la couleur rappelait la tristesse des murs environnants.
Abelard se demanda comment agir. Il suivit l'ombre quelques minutes en essayant de ne pas se faire repérer. Ce fut peine perdue. L'inconnu fit volte-face brutalement et dit d'une voix rocailleuse en mâchant ses mots :— Pourquoi tu me suis, l'ami ?