1986

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J'ai cinq ans.

Il pleut et, dans la véranda qui joint les maisons jumelles de mes parents et de mes grands-parents, des jouets sont étalés dans le plus grand désordre. Les poupées attendent vainement que je m'y intéresse. Je leur préfère de loin mon ballon aux couleurs du Mexique et je chante, faux, en tapant du pied pour me donner le rythme : "Les p'tits belges, les p'tits belges vont à Mexico ! Olé ! Olé !"

Pour être honnête, je me moque bien du sport mais l'enthousiasme du Grand Jojo et des adultes est communicatif. D'ailleurs, le chiot tout juste arrivé à la maison a été surnommé Scifo.

Scifo, c'est le beau footballeur vedette en cette année 1986. Moi, ça me fait surtout penser à Chiffon et c'est comme ça que je rebaptise le chiot. Le nom lui est resté même si ma mère, qui aurait préféré César, se trompe parfois en l'appelant Cliquotte. C'est un peu du pareil au même mais je préfère Chiffon.

Ce jour-là, il pleut. J'ai fini par me lasser de jouer au Diable Rouge et, à plat ventre dans la terrasse vitrée, j'écoute les gouttes qui s'écrasent sur la tôle du toit. Devant moi, j'ai ouvert un livre que je déchiffre. Deux enfants deviennent amis avec le géant de l'ouest et celui-ci les aide à voyager grâce à son souffle.

J'ai hâte d'entrer en première primaire, de devenir une grande. Je sais déjà lire et je veux en savoir plus !

Près de moi, Chiffon pleurniche. Il n'est pas beau mais c'est mon chien. Je crois que je l'aime bien. Le temps que j'arrive à faire basculer le mécanisme de la vitre fenêtre, une petite flaque jaunâtre s'étale sur le linoleum. J'ouvre grand et je laisse la pluie tomber à l'intérieur et diluer le pipi. Il fait chaud malgré le temps maussade. Les gouttes qui s'écrasent sur moi sont tièdes et énormes. Au loin, des éclairs de chaleur illuminent le ciel de cette fin d'après-midi. Le tonnerre qui d'habitude me terrifie ne résonne pas et je m'aventure dans le jardin. Je joue à lancer la balle à mon chien mais ses petites pattes ne le portent pas loin. Je me lasse vite de l'attendre et je cours dans l'herbe mouillée. Mes chaussettes se retrouvent rapidement trempées et vertes. Je serai désolée plus tard quand je me ferai disputer. Là, je m'amuse juste.

Derrière le jardin, un terrain vague s'étend. Une partie des habitants du quartier ont débroussaillé quelques mètres sur lesquels ils essaient d'entretenir un potager. Je n'ai pas le droit de m'y rendre. La version officielle, c'est qu'il y a des rats. Mais en vrai, je sais que mes parents ont peur de ce terrain envahi par les ronces et les mauvaises herbes. On ne sait pas ce qui pourrait y rôder et, puis, on pourrait s'y blesser.

Moi non plus, je n'aime pas ce labyrinthe végétal qui ne se laisse pas approcher sans prélever son dû de chair et de sang. Je préfère de loin jouer avec la petite fille qui vit dans mon jardin et que je suis la seule à voir. Les adultes sourient et secouent la tête devant cette amie imaginaire. Ça me passera, disent-ils tous.

Moi, je sais que Clara existe bel et bien.

Et, ce jour-là, elle n'est pas contente que je sois sortie.

— Tu es bête ! Maman va te gronder !

Le chiot jappe entre nous, heureux de jouer avec ses amies à deux pattes. Je tape du pied sur le sol détrempé. Mon talon est tout boueux.

— C'est pas toi la cheffe !

Nous nous disputons si bien que nous ne remarquons pas que Chiffon s'est désintéressé de nous pour explorer un peu plus son territoire. Il crie soudain, émet un son si aigu et terrifié que je ne l'oublierai jamais. Tétanisées, nous nous taisons. Le silence s'épaissit autour de nous.

— Tu entends ?

Je me fige. Non, je n'entends rien. Je ne veux pas percevoir ce qui a fait crier mon petit chien. Je me bouche les oreilles.

— T'es bête.

La voix de Clara raisonne dans ma tête. Je suis peut-être bête mais elle a peur, elle aussi. Je n'ai pas envie qu'elle me traite de bébé mais je veux ma maman.

Pourtant, je ne bouge pas. Instinctivement, je sais que je dois rester immobile, pour le moment. Ne pas attirer l'attention. Le ciel déjà gris se remplit de nuages sombres et coléreux. Un torrent se déverse, nous isole d'un mur aqueux tandis qu'à quelques pas, quelque chose dépèce mon chiot.

Clara chuchote, elle me regarde dans les yeux et je ne vois plus qu'elle.

— Tu dois rentrer.

Terrifiée, je secoue la tête. Si je bouge, le monstre dans l'ombre va me voir et me manger toute crue.

— Tu me fais confiance ? demande-t-elle encore.

Bien sûr que oui ! Nous sommes sœurs de sang, depuis que je suis tombée sur la grosse pierre en silex la semaine passée. Je saignais déjà, autant profiter de l'occasion, nous étions nous dites.

— Alors, tu dois courir sans te retourner. Si le loup te voit, il te mangera. S'il te sent, il te mangera. S'il te rattrape...

Je chuchote :

— ... il me mangera. Mais et toi ?

Clara sourit.

— Moi ? Je te protège, c'est ce que font les sœurs. Tu es prête ?

Derrière nous, les bruits de mastications ont cessé. C'est que ce pauvre Chiffon n'avait pas grand-chose sur les os.

— Rappelle-toi : tu cours et, surtout, surtout, tu ne te retournes pas !

Ma voix me trahit, je peux juste hocher la tête. Je voudrais pleurer mais il y a un monstre mangeur de chiot juste derrière moi. La véranda me semble beaucoup plus loin que je ne le pensais. Mes jambes tremblent. Et si elles cessaient de me porter comme dans mes cauchemars : juste au moment où le grand méchant loup s'apprête à me rattraper ?

J'inspire un grand coup et je m'élance. L'air autour de moi se fait presque solide, me ralentit. Derrière, j'entends les mottes de terre arrachées par quelque chose qui se précipite derrière moi. Je ne me retourne pas. Je sais que je ne peux pas me permettre de ralentir. Clara crie. Elle m'encourage, je crois. Je l'entends insulter la chose qui a mangé mon petit chien... qui va me manger, moi. Puis, tout à coup, elle se tait.

Je n'ai pas le temps de m'en inquiéter. L'air quasi solidifié qui m'empêchait de courir, redevient fluide et je tombe presque à la renverse. Je peux à nouveau courir sans résistance. Je grimpe presque à quatre pattes les marches qui mènent à la grande terrasse. Je m'agrippe à la poignée pour faire glisser la grande porte fenêtre. À peine est-elle refermée qu'un choc ébranle le double vitrage. Mon regard plonge dans...

***

J'ai oublié la suite de cette journée. Je n'ai plus jamais revu Clara et nous n'avons plus adopté de petit chien. Après ça, je me rappelle avoir recommencé à faire pipi au lit. Je ne parvenais plus à m'endormir dans lumière et une présence adulte dans ma chambre. Je pleurais dès que l'on me forçait à sortir prendre l'air dans le jardin et je ne me suis plus jamais approchée du terrain vague qui jouxtait notre propriété.

Peu après ça, nous avons déménagé dans une autre ville. Je me rappelle que les adultes parlaient en chuchotant. Les circonstances de notre déménagement restent vagues en dehors de cette journée tronquée mais je me souviens avoir plongé les yeux dans ceux du monstre.

Et ce n'était pas un loup.

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⏰ Dernière mise à jour : Jan 15, 2021 ⏰

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