Chapitre 1

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Comme toute émancipation, celle que nous allons conter débuta dans la douleur. Tout commença durant une paisible après-midi de printemps, dans un lycée où élèves et professeurs profitaient des premières chaleurs de l'année. Les élèves somnolaient sur leur table, les professeurs s'étaient assis à leur bureau pour dicter leur cour dans un souci d'économie de leur énergie. L'odeur sucrée des fleurs embaumait l'air, tandis que les rayons du soleil faisaient danser le pollen aux fenêtres. Les minutes s'écoulaient comme un ruisseau sur les rochers, fluide et sans accroc. Sauf pour Romane.

Assise seule au fond de la salle de classe, la lycéenne se cachait derrière sa crinière rousse. Personne ne voyait son visage pâle, humide de sueur et pourtant traversé de frisson. Les mains crispées sur ses genoux nus, elle semblait lutter de tout son corps. Depuis le début du cours, une douleur lui transperçait les omoplates comme si deux lames s'y enfonçaient lentement. Ses paupières étaient serrées pour retenir les larmes qui s'accumulaient dans ses yeux ; elle n'attendait que la fin du cours pour rejoindre l'infirmerie et s'abandonner au soin de l'infirmier du lycée. Pour elle, le temps s'égrainait bien trop lentement.

La sonnerie libératrice la secoua. Desserrant ses poings – ses ongles laissèrent néanmoins quatre petites traces dans sa paume – elle se déplia lentement, se redressant sur sa chaise. Elle se sentait raide, fragile comme une branche.

— Eh ça va Romane ? 

Enfin quelqu'un l'avait remarqué ; mais déjà sa vue se brouillait de douleur. Appuyée lourdement sur le mur orange de la classe, Romane tenta de se lever ; et la classe entière sauta et virevolta devant ses yeux. Les murmures alarmés disparurent dans le brouillard de ses sens engourdis de douleur. Elle s'entendit dire et répéter que tout allait bien d'une voix lente et pâteuse, alors que son dos la lançait de plus en plus intensément. Elle sentit son corps lâcher, et la dernière sensation qu'elle eut fut l'étreinte affolée d'un ami pour l'empêcher de s'effondrer sur le carrelage.

***

— Romane ? Tu m'entends ? Peux-tu me décrire ta douleur ? 

La voix inquiète, un peu aigue, de l'infirmier la tira de sa torpeur. Son dos la faisait moins souffrir, et elle sourit en reconnaissant les murs impersonnels de l'infirmerie, la couverture en polaire qui lui recouvrait les jambes et le visage de l'infirmier assis à son chevet.

— Ca va, ça va aller, répondit-elle.

— Tu ne réponds pas à ma question. Ta douleur.

— Le dos, les omoplates en fait. Mais là ça va mieux, je peux retourner en cours. J'ai un test de maths.

— Romane, ça fait deux heures que tu es là, que tu te réveilles deux minutes avant de sombrer à nouveau dans les vapes. Tes grands-parents arrivent dans cinq minutes, le lycée va fermer dans dix.

— Deux heures ?! 

Elle se redressa sur ses coudes, puis s'assit sur le matelas à ressort. Elle remarqua la boîte d'antidouleur ouverte sur la table de chevet, ce qui expliquait pourquoi elle arrivait à faire des mouvements si vifs.

— Je n'ai aucun souvenirs d'avoir pris des médicaments, c'est le blackout complet depuis que j'ai essayé de quitter ma classe...

— Ah bon ? Pourtant tu t'es réveillée plusieurs fois. Ah, et tu peux remercier Théo et ses camarades qui t'ont descendu jusqu'ici. D'ailleurs la professeure a aussi failli tourner de l'œil en te voyant dans cet état. 

Romane haussa les épaules en promettant de remercier les garçons et se mit debout, se dégageant des couvertures qui lui grattaient désagréablement les jambes. La tête lui tourna un peu mais elle essaya de ne pas le montrer.

— Doucement... tu viens à peine de te réveiller. Bois un coup. Mange un peu. Tes affaires sont près de l'entrée.

— Merci pour tout, en tout cas. T'es vraiment un super infirmier. T'as encore des Twix ? 

Il sourit et lui tendit une barre de céréales.

— Ouahou, un bon infirmier et healthy

Elle saisit son sac en riant et s'en alla dans un coup de vent, ne laissant derrière elle que l'infirmier pantois mais dont le sourire flotta longtemps sur ses lèvres.

***

Dans la voiture de ses grands-parents, peu après, son énergie et sa confiance en elle disparurent. Elle ne pouvait même pas poser son dos sur le siège tant la douleur était intense. Sa peau la tiraillait.

— Alors ma chérie, c'est ton dos qui te fait mal ?

— Oui, Papy.

— Tu vois, je t'avais dit que ça n'allait pas tarder, chuchota le vieil homme à l'oreille de la conductrice.

Romane, trop épuisée et absorbée par sa douleur, ne releva même pas la remarque. Elle se concentra sur le paysage qui défilait par les fenêtres de la petite voiture. Sous ces yeux se déroulaient les rues qu'elle connaissait par cœur, avec sa faune habituelle : des groupes de jeunes qui parlaient trop fort pour que ce soit naturel, des couples amoureux qui se tenaient tendrement la main, des gens pressés, un gobelet de café à la main, des enfants qui couraient partout. Bientôt ils quittèrent ce quartier pour monter dans un quartier résidentiel qui s'étendait sur une colline ; les bâtiments y étaient plus bas, plus anciens, plus colorés. Les rues se rétrécissaient, abandonnaient parfois le goudron pour le pavé grossier (ce qui fit souffrir d'autant plus son dos), et perdaient en rectitude. Le soleil, bas dans le ciel orangé, couvrait d'ocre toute la ville en contrebas et se reflétaient sur les façades vitrées des plus hauts immeubles.

La petite voiture s'arrêta dans une cour ombragée. Assommée de nouveau par la douleur, Romane s'extirpa du véhicule à grand peine. Elle se traîna jusqu'à l'appartement familial et s'étendit dans ses draps frais avec plaisir – sur le ventre bien sûr.

Elle sombra dans un sommeil qui la porta jusqu'au soir. À son réveil, elle trouva sa grand-mère assise au bout de son lit, lisant un drôle de volume, qui paraissait ancien par sa reliure ouvragée en cuir.

— Ah tu es réveillée.

— Je n'irai pas jusque là... 

La vieille femme sourit, et ses iris dorés pétillèrent. Les rides autour de ses yeux en faisaient deux petits soleils.

— Tu devrais aller prendre ta douche, ça te fera du bien. Après, on va manger.

— Où sont papa et maman ?

— Ils reviendront bientôt.

Avant que la jeune fille n'ait eu le temps de lui faire remarquer que ça ne répondait en rien à sa question, sa grand-mère se leva en claquant le livre et sortit. Romane soupira, et se laissa glisser en bas de son lit, emportant sa couette dans la chute.

Dans la salle de bain, elle se défit de son short, de son débardeur et noua ses cheveux roux en un chignon lâche. Elle s'observa dans le miroir après que la douche fraîche lui ai fait reprendre ses esprits. La douleur et la fatigue avait pâlit sa peau déjà claire, faisant d'autant plus ressortir les tâches de rousseurs qui se répandaient sur son visage et sur ses épaules. Elle se tourna de trois quarts pour observer ses épaules et elle faillit tourner de l'œil à nouveau.

Là, sur ses omoplates, deux petites excroissances tiraient sur sa peau.

EmancipationOù les histoires vivent. Découvrez maintenant