Chapitre 6

134 0 80
                                    

Une après-midi d'automne, Gervaise, qui venait de reporter du linge chez une pratique, rue des Portes-Blanches, se trouva dans le bas de la rue des Poissonniers comme le jour tombait. Il avait plu le matin, le temps était très doux, une odeur s'exhalait du pavé gras ; et la blanchisseuse, embarrassée de son grand panier, étouffait un peu, la marche ralentie, le corps abandonné, remontant la rue avec la vague préoccupation d'un désir sensuel, grandi dans sa lassitude. Elle aurait volontiers mangé quelque chose de bon. Alors, en levant les yeux, elle aperçut la plaque de la rue Marcadet, elle eut tout d'un coup l'idée d'aller voir Goujet à sa forge. Vingt fois, il lui avait dit de pousser une pointe, un jour qu'elle serait curieuse de regarder travailler le fer. D'ailleurs, devant les autres ouvriers, elle demanderait Étienne, elle semblerait s'être décidée à entrer uniquement pour le petit.

La fabrique de boulons et de rivets devait se trouver par là, dans ce bout de la rue Marcadet, elle ne savait pas bien où ; d'autant plus que les numéros manquaient souvent, le long des masures espacées par des terrains vagues. C'était une rue où elle n'aurait pas demeuré pour tout l'or du monde, une rue large, sale, noire de la poussière de charbon des manufactures voisines, avec des pavés défoncés et des ornières, dans lesquelles des flaques d'eau croupissaient. Aux deux bords, il y avait un défilé de hangars, de grands ateliers vitrés, de constructions grises, comme inachevées, montrant leurs briques et leurs charpentes, une débandade de maçonneries branlantes, coupées par des trouées sur la campagne, flanquées de garnis borgnes et de gargotes louches. Elle se rappelait seulement que la fabrique était près d'un magasin de chiffons et de ferraille, une sorte de cloaque ouvert à ras de terre, où dormaient pour des centaines de mille francs de marchandises, à ce que racontait Goujet. Et elle cherchait à s'orienter, au milieu du tapage des usines : de minces tuyaux, sur les toits, soufflaient violemment des jets de vapeur ; une scierie mécanique avait des grincements réguliers, pareils à de brusques déchirures dans une pièce de calicot ; des manufactures de boutons secouaient le sol du roulement et du tic tac de leurs machines. Comme elle regardait vers Montmartre, indécise, ne sachant pas si elle devait pousser plus loin, un coup de vent rabattit la suie d'une haute cheminée, empesta la rue ; et elle fermait les yeux, suffoquée, lorsqu'elle entendit un bruit cadencé de marteaux : elle était, sans le savoir, juste en face de la fabrique, ce qu'elle reconnut au trou plein de chiffons, à côté.

Cependant, elle hésita encore, ne sachant par où entrer. Une palissade crevée ouvrait un passage qui semblait s'enfoncer au milieu des plâtras d'un chantier de démolitions. Comme une mare d'eau bourbeuse barrait le chemin, on avait jeté deux planches en travers. Elle finit par se risquer sur les planches, tourna à gauche, se trouva perdue dans une étrange forêt de vieilles charrettes renversées les brancards en l'air, de masures en ruine dont les carcasses de poutres restaient debout. Au fond, trouant la nuit salie d'un reste de jour, un feu rouge luisait. Les bruit des marteaux avait cessé. Elle s'avançait prudemment, marchant vers la lueur, lorsqu'un ouvrier passa près d'elle, la figure noire de charbon, embroussaillée d'une barbe de bouc, avec un regard oblique de ses yeux pâles.

— Monsieur, demanda-t-elle, c'est ici, n'est-ce pas, que travaille un enfant du nom d'Étienne... C'est mon garçon.

— Étienne, Étienne, répétait l'ouvrier qui se dandinait, la voix enrouée ; Étienne, non, connais pas.

La bouche ouverte, il exhalait cette odeur d'alcool des vieux tonneaux d'eau-de-vie, dont on a enlevé la bonde. Et, comme cette rencontre d'une femme dans ce coin d'ombre commençait à le rendre goguenard, Gervaise recula, en murmurant :

— C'est bien ici pourtant que monsieur Goujet travaille ?

— Ah ! Goujet, oui ! dit l'ouvrier, connu Goujet !... Si c'est pour Goujet que vous venez... Allez au fond.

L'Assommoir, Emile ZolaOù les histoires vivent. Découvrez maintenant