Le samedi suivant, Coupeau, qui n'était pas rentré dîner, amena Lantier vers dix heures. Ils avaient mangé ensemble des pieds de mouton, chez Thomas, à Montmartre.
— Faut pas gronder, la bourgeoise, dit le zingueur. Nous sommes sages, tu vois... Oh ! il n'y a pas de danger avec lui ; il vous met droit dans le bon chemin.
Et il raconta comment ils s'étaient rencontrés rue Rochechouart. Après le dîner, Lantier avait refusé une consommation au café de la Boule noire, en disant que, lorsqu'on était marié avec une femme gentille et honnête, on ne devait pas gouaper dans tous les bastringues. Gervaise écoutait avec un petit sourire. Bien sûr, non, elle ne songeait pas à gronder ; elle se sentait trop gênée. Depuis la fête, elle s'attendait bien à revoir son ancien amant un jour ou l'autre ; mais, à pareille heure, au moment de se mettre au lit, l'arrivée brusque des deux hommes l'avait surprise ; et, les mains tremblantes, elle rattachait son chignon roulé dans son cou.
— Tu ne sais pas, reprit Coupeau, puisqu'il a eu la délicatesse de refuser dehors une consommation, tu vas nous payer la goutte... Ah ! tu nous dois bien ça !
Les ouvrières étaient parties depuis longtemps. Maman Coupeau et Nana venaient de se coucher. Alors, Gervaise, qui tenait déjà un volet quand ils avaient paru, laissa la boutique ouverte, apporta sur un coin de l'établi des verres et le fond d'une bouteille de cognac. Lantier restait debout, évitait de lui adresser directement la parole. Pourtant, quand elle le servit, il s'écria :
— Une larme seulement, madame, je vous prie.
Coupeau les regarda, s'expliqua très carrément. Ils n'allaient pas faire les dindes, peut-être ! Le passé était le passé, n'est-ce pas ? Si on conservait de la rancune après des neuf ans et des dix ans, on finirait par ne plus voir personne. Non, non, il avait le cœur sur la main, lui ! D'abord, il savait à qui il avait affaire, à une brave femme et à un brave homme, à deux amis, quoi ! Il était tranquille, il connaissait leur honnêteté.
— Oh ! bien sûr... bien sûr... répétait Gervaise, les paupières baissées, sans comprendre ce qu'elle disait.
— C'est une sœur, maintenant, rien qu'une sœur ! murmura à son tour Lantier.
— Donnez-vous la main, nom de Dieu ! cria Coupeau, et foutons-nous des bourgeois ! Quand on a de ça dans le coco, voyez-vous, on est plus chouette que les millionnaires. Moi, je mets l'amitié avant tout, parce que l'amitié, c'est l'amitié, et qu'il n'y a rien au-dessus.
Il s'enfonçait de grands coups de poing dans l'estomac, l'air si ému, qu'ils durent le calmer. Tous trois, en silence, trinquèrent et burent leur goutte. Gervaise put alors regarder Lantier à son aise ; car, le soir de la fête, elle l'avait vu dans un brouillard. Il s'était épaissi, gras et rond, les jambes et les bras lourds, à cause de sa petite taille. Mais sa figure gardait de jolis traits sous la bouffissure de sa vie de fainéantise ; et comme il soignait toujours beaucoup ses minces moustaches, on lui aurait donné juste son âge, trente-cinq ans. Ce jour-là, il portait un pantalon gris et un paletot gros bleu comme un monsieur, avec un chapeau rond ; même il avait une montre et une chaîne d'argent, à laquelle pendait une bague, un souvenir.
— Je m'en vais, dit-il. Je reste au diable.
Il était déjà sur le trottoir, lorsque le zingueur le rappela pour lui faire promettre de ne plus passer devant la porte sans leur dire un petit bonjour. Cependant, Gervaise, qui venait de disparaître doucement, rentra en poussant devant elle Étienne, en manches de chemise, la face déjà endormie. L'enfant souriait, se frottait les yeux. Mais quand il aperçut Lantier, il resta tremblant et gêné, coulant des regards inquiets du côté de sa mère et de Coupeau.
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L'Assommoir, Emile Zola
Ficción GeneralL'objectif de la mise en ligne de ce roman est le partage de la lecture dans une classe de lycée, avec des commentaires des élèves au fil du livre, pour noter des impressions, des questions, créer des débats, etc...