L'amour, responsable de la transition d'un homme à un monstre. L'amour transitoire est idiot, facile et désinvolte. On tombe sur une minette de dix-huit ans, haute comme trois pommes, avec du rose aux joues cachant une pâleur inhabituelle, on la chope, on se sent un peu salaud et on s'en entiche autant par affection que par affliction. Lana et moi, c'était ça mais en plus dingue.
Pourquoi elle plutôt qu'une autre ? En voilà, une bonne question ; une vraie, qui sermonne moins qu'elle n'interroge. Lana était chétive, inconsciente, bavarde. A priori, on se dit que c'est une frivole, l'exact opposé d'une mijaurée mais en pire, en coincée. Elle se tient comme une enfant de chœur, à l'autre bout de la pièce, avec une robe à fleurs lui arrivant aux genoux, et vous observe de ses joyaux oculaires tout ronds, faits d'opale et d'ambre. Il y a du miel dedans, la chaleur du crépuscule et le rabougrissement de l'aube, alors qu'ils demandent « ça va ? » sans eux-mêmes pouvoir y répondre.
Jamais elle ne changeait de robe. Fallait toujours qu'elle enfile la même à toutes les fichues soirées. Un champ de pâquerettes s'étendait du haut de ses jambes jusqu'à son col, sur lequel elle mettait un cache-cœur, un gilet, quelque chose. Elle ne faisait jamais la tête, la moue ou autre. C'était tantôt un oiseau en cage, tantôt un petit chat errant. L'instinct ne peut pas tromper sur son compte, elle était totalement ce qu'elle montrait. Vierge effarouchée ? Son hymen avait depuis des lustres été réduit au silence mais ses yeux à elle, troublés comme indifférents, non, habitués, parlaient. Ils parlaient en continus florilèges de parole. C'était de l'eau qui coulait, et parfois avec des larmes salées, océaniques. Lana était blonde « vénitienne », qu'elle répétait. Moins bête et moins intelligente qu'elle ne pouvait le laisser penser. Folle amoureuse mais plus folle, plus déraisonnable qu'amoureuse. Bornée, insoumise en dépit des coups qu'elle acceptait, enfin, contre lesquels elle ne luttait pas. C'était pas une fille facile mais pas une fille difficile non plus. Elle disait ni oui, ni non. Bizarre pour une personne aussi bavarde, pas vrai ? Bizarre de parler de tout sauf soi quand on a tant à dire sur le monde. En fait, je crois que son monde, c'était son reflet, ce pourquoi elle parlait jamais d'elle. Si elle voyait du jaune, si elle l'avait ancré en son petit cœur tout mou et enflé ; si j'étais fautif, elle l'était aussi. Effet boomerang ? Elle a pris chacun de mes crimes, l'a porté, l'a supporté dans le silence des agneaux offerts en sacrifice, croyant que dire « je t'aime » avec sa bouche, c'était donner le permis de tuer avec ses yeux. Elle jouait à la marelle en boitant, petite, et n'a jamais guéri de ça. Pour ça qu'on l'appelle ainsi : petite. Petite, tu boites. Petite, ta jambe est cassée. Petite, ça va ? Mais cette réplique là, c'était la sienne.
Dans son cercueil, je l'entends y répondre pour la première fois. Oui, ça va. Je ne souffre plus. Elle peut enfin le dire, bordel. Ses paupières closes, maquillées même pas subtilement pour cacher les bleus et les plaies, le disent. Je l'ai achevée, ai mis fin à ses vingt-neuf ans de torture. Elle était une création à laquelle on n'ose pas donner la finalité. Parce qu'elle est entamée, on ne peut plus reculer, faire comme si elle n'avait jamais existé et la jeter ; il faut la terminer. Dès qu'elle est née, il l'a fallu. Elle était pas tombée sur la bonne famille. La loterie de la vie lui a infligé tous les tourments avec lesquels on châtie normalement un homme comme son paternel – ou moi.
Je peux pourtant jurer que jamais je n'ai voulu la blesser, qu'aucun matin ne m'a connu avec un tel but en tête. Me réveiller avec aurait suffit à m'incriminer. Que je l'aimais, je le jure. J'étais un monstre, mais je l'aimais.
Il m'arrivait de lui chanter des berceuses, croyant puérilement que ça panserait ses blessures. Sa tête sur mes genoux, j'observais la forme de son crâne, sur lequel paraissaient être implantés des mèches de cheveux mal coupées. On aurait dit un mur où avait poussé du lierre tant elles partaient dans tous les sens, ou une Barbie maltraitée, et mes doigts grimpaient habilement dessus, très délicatement, pour lui rappeler que j'avais de la délicatesse. Mais j'entendais ses poumons siffler, sa pneumonie s'étant aggravée, et étais blessé par ce plein revers. Afin de moins avoir à endurer cette sonore manifestation de souffrance, je chantais plus fort et la camouflais comme on nettoie une scène de crime dans l'urgence et la détresse.
Une chanson douce pour Lana, moins hargneuse que le désinfectant et moins oppressante que les bandages, qu'il faut bien serrer pour sentir. Un air que l'on fredonne pour contrer l'insipidité de la vie fatiguée par la peau car la vie, c'est la putain de peau ; c'est le palpitement muet, palpable au sein des formes creuses et abjectes sommeillant en elle, que l'on désire à tout prix réveiller. Juste pour être sûr qu'on existe, ce caprice à la con.
Gamine, va. Sa peau, je la revois, toile où s'étiolaient les péchés sanguinaires. Nos amours étaient si réelles qu'elles semblaient se noyer dans l'imaginaire ; je sais qu'elles nous dépassaient tous les deux. Effarée, malingre et à la gestuelle bancale, sublimée par l'effroi du détour d'un couloir. Beauté inepte, carcérale, jamais froide, elle était la reine d'un royaume brûlant sous l'insoutenable étreinte du soleil. Effrayée elle était, c'est vrai, avec des poumons sifflants comme le grésillement d'un disque rayé que l'on force à tourner. Elle déambulait dans l'appartement, balbutiant à ma vue comme on distribue des sourires à de familiers inconnus. Des « bonsoir mon amour » aux « bonjour assassin » qu'elle devait intérieurement hurler, il n'y avait qu'un pas, qu'une claque.
« Quand tu me tueras, s'il te plaît, pose des lilas sur ma tombe », m'a-t-elle un jour dit, alors je l'ai fait. J'ai posé ce putain de bouquet de lilas avant de me mettre à pleurer. De m'agenouiller, le front contre le marbre dur et gris renfermant des histoires dont si peu ont idée.
À celles et ceux qui regardent cette épitaphe indifféremment, permettez-moi de vous dresser le portrait d'un homme dont l'amour a fait un meurtrier. 

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