Mes clés tintaient au gré de mes pas. Vingt-sept enjambées du hall jusqu'au bout du couloir, où se situait le paillasson vétuste. Jamais droit, souvent en biais, piétiné pendant six ans de vie commune. Je le fixai intensément, en pleine baston de regards, avant de l'achever à coups de semelles.
Les clés, plus des souvenirs d'expéditions exclusivement continentales que des clés. Une tour Eiffel à laquelle manquaient deux pieds sur quatre, la tête de la reine d'Angleterre et des bricoles jouant sur des clichés clairement qualifiables de racistes. Lana ne parlait que le français et m'agaçait à chaque fois qu'elle inclinait sa tête sur le côté, manifestant son envie de comprendre un humour masculin – de gros dégueulasse – perfide et susceptible de la souiller. Elle avait l'air d'une idiote lors des triviaux rebondissements de la vie de tous les jours, et étrangement sereine au milieu des tempêtes de folie nous comprimant de leurs asphyxiantes bourrasques. Je supportais très difficilement son évidente niaiserie, en particulier lorsqu'elle attendait que je la comprenne, m'immisce dans la spirale de ses encombrantes, sincèrement navrantes pensées, et réponde à ses attentes. Ici, à ma droite sur le palier, luisaient ses yeux d'opale et d'ambre, qui m'invitaient à les déchiffrer. Utiliser les miens, lames acérées, pour les pénétrer et en extirper la lumière. C'étaient des désirs a priori simples – cuisiner les aliments qu'on venait d'acheter, sortir, prendre une douche à deux, regarder un film – mais dont je ne saisissais pas l'intérêt. J'ai à un moment pensé qu'il fallait analyser la profondeur de son sourire, le creux de ses joues et le crispation de ses traits, afin d'être un mari meilleur que les autres ; de faire partie de ceux qui aiment leurs femmes et veulent les comprendre autant qu'ils échouent à ce jeu. Mes lamentables défaites me rendaient amer et Lana me les faisait avaler, truffait mon palais imbu de la finesse des reproches que je décelais dans l'affaissement de ses sourires. Ça, c'était la seule chose que je surprenais inopinément. Mon instinct, ou plutôt mon fragile ego, les flairait à tout bout de champ, et me braquait dans une languide, incisive douleur. J'ouvrais la porte dans un élan de rage et partais me réfugier sur le canapé, où je dormais. Lui refiler mes inquiétudes était plus facile. Prétextant avoir des manières de gentleman, je la laissais donc seule dans la chambre, cogiter dans un lit immense. Le canapé était étroit car il m'entourait d'inconfort et le surplus d'espace une disgrâce. Je refusais l'humiliation.
Mais elle avait percé à jour cette tactique de fuite et attendait que je me réveille, les yeux toujours pleins d'opale et d'ambre, la joue écrasée contre mon torse. Le sommeil m'ayant anesthésié de ma colère interne, sourde et grondante, je passais alors ma main dans ses cheveux. Ça n'excusait pas ces impulsions, ce comportement lâche et spécifiquement masculin, limite hormonal, mais lui était suffisant.
Lana se contentait de si peu qu'une démonstration d'affection, aussi brève et superficielle pouvait-elle être, réparait mes erreurs. Comme devenu le spectateur d'une ancienne vie, j'observais le cuir élimé et le tapis trottant au milieu du salon. Le trousseau de clés resta pendre à la serrure une fois que je l'eus refermée.
Plus d'odeur de pain chaud, de gâteau. La fin des comptines et des téléfilms en fond. Une tanière, vacillant gouffre de l'alcoolisme. Le trou béant d'une poubelle, une gueule ouverte crevant sur un trottoir : voilà l'appartement numéro 4.
Il demeurait imprégné d'elle en dépit du manque de concret. Rien n'était capable de titiller mes sens mais tout parlait à mon âme, encore enlacée par celle de Lana. Me poser contre un oreiller signifiait m'engouffrer en sa mollesse et son allure de maman en devenir. Elle était encore maigre, pourtant, son ventre s'emplissait d'une rondeur chimérique, gonflait à force de cultiver le nouveau-né. En tant que père, j'en entendais déjà la respiration. Je fantasmais sur ses premiers mots, ses premiers pas. Fille ou garçon ? Je fantasmais davantage sur un homme dont on reconnaît les efforts et me projetais moi, vainqueur, ayant enfin surmonté les obstacles à la pureté de mon amour pour Lana. Ces obstacles auraient été bravés par l'amour d'un foyer, plus grand, plus fort encore que celui que je nourrissais envers ma femme. Les coups auraient été changés en berceuses, en baisers sur le front, en méticuleuse contemplation de poupon, tous attendris par une fascinante fragilité. L'équilibre de la vie aurait été rétabli par la très attendue arrivée d'un bébé. Elle n'avait pas suggéré le moindre nom, en parlant avec ce « notre bébé » qui me faisait tant plaisir. Je chavirais à chacune de ses mentions. « Notre bébé » aurait pu s'appeler n'importe comment. À mes yeux, il avait la richesse de l'alphabet, d'une vie, d'un amour et d'un monde entier, parce qu'il aurait comblé tous les vides. Il aurait transformé cet appartement en château de prince ou princesse, et Lana se serait sentie comme une reine, officiant aux côtés du roi, le père de son enfant. Le roi, exemplaire, aurait offert une vue sur les étoiles, les petites fissures où se cachent les joyaux de la terre, jamais violent, jamais imparfait, à un peuple de jouets et de fables. La reine aurait été couverte de bijoux, de cadeaux, et ses joues auraient ruisselé des larmes de soulagement venant après l'enfantement. Lana maman, mon idéal désormais enterré, ne laissait plus que place au précipice suivant la perte.
M'allonger sur le lit, c'était retrouver sa silhouette. M'y faufiler, à nouveau cheminer avec et en elle. Elle était moi. En mourant, elle était partie avec ma moitié.
Les bruits ne ricochaient plus contre les murs, de béton mélangé, qu'elle changeait en galaxies et affriolantes cascades. Lana est morte. Cette révélation me happa, me sortit d'un long et tiède coma, dans un cri strident. Lana est morte, Lana est partie, Lana n'est plus.
Ce monde n'a jamais été fait pour elle, ni pour notre bébé.

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