𝑝𝑎𝑔𝑒 𝑢𝑛𝑒

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1er mai 1519

Tu survivras.

C'est ce qu'on me répète depuis ce matin. Sept heures. 50 minutes. 35 secondes.

Autant te dire, petit journal poussiéreux que je ne porte absolument pas dans mon cœur, que mes poings me démangent fortement. À tel point que si je vois encore un sourire étirer les lèvres bizarres d'Athanaos, un ami de Papa, je l'étrangle. Lentement. Efficacement. Habilement.

Aujourd'hui, mon professeur de lettres a décidé de me faire patienter. Rien de nouveau, en soi. Mais cela, ajouté au fait que Papa m'ignore depuis hier pour préparer un nouveau voyage avec Ambrosius, rend cette journée au soleil aveuglant insupportable. D'ailleurs, je suppose que mon vénérable oncle au crâne atypique t'a offert à moi pour éviter que je ne déclenche une petite guerre dans son laboratoire.

Je peux le comprendre.

Ses livres, cartes, plans, machines et fioles aux substances douteuses sont tout ce qu'il possède. Il est certain qu'à défaut d'avoir du succès auprès des femmes et de fonder une charmante famille à cet âge là, il vaut mieux collectionner connaissances sur le lait et babioles.

J'exagère, bien sûr. J'adore la science, les livres et l'Histoire. Mais je suis irritée. Outrée. Offusquée. Alors, ô petit tas de feuilles inutile, laisse moi orner tes pages de sarcasmes et de plaintes légitimes. Parce que j'ai raison. J'ai toujours raison.

Toujours rien. Ce nain aux grands yeux noirs globuleux n'est toujours pas arrivé. Quel manque de sérieux ! Ses cours sont déjà soporifiques, mais s'il se met à me planter audacieusement de la sorte à chaque fois, je ne pense pas pouvoir rester calme, gentille et polie dans cette petite salle sombre, embaumée d'une odeur fort désagréable.

Tu survivras, Isabella. Tu survivras.

C'est ce qu'ils me répètent tous à longueur de journée. Papa excelle dans ce domaine. Il est même le précurseur de ce nouveau mouvement des plus idiots. Je suppose que c'est sa façon à lui de me dire que ma naissance a marqué sa vie, et pas d'une manière positive. Il s'attendait à élever un guerrier. Ou une princesse. Je ne suis aucun des deux. Je ne rentre dans aucune catégorie, ne remplis pas les bons critères. J'aimerais le rendre fier, heureux, comblé de me voir grandir.

Mais je ne crois pas en être capable, pour l'heure.

Mais trêve de sottises. M. Berdugo n'est toujours pas arrivé. Et tant mieux, peut-être va-t-il annuler notre séance du jour. Ainsi, je pourrais retrouver mon Papa et lui demander une leçon d'escrime ! Ce serait fabuleux, aucun son n'est aussi juste, mélodieux et ensorceleur que le bruit de deux épées entrant en collision l'une avec l'autre !

Seigneur - supposons que votre existence soit bien avéré, confirmé, pour le bien de la rédaction de ce récit sans réelle logique -, même écouter Athanase de Pylos me parler de la richesse, je cite, résidant dans la beauté du monde infini serait bien plus ressourçant.

Je m'ennuie. Je m'ennuie passionnément.

Encore heureux qu'il ait décidé de changer de prénom, d'ailleurs. Son visage d'ange niais et cliché est déjà bien embarrassant comme ça. Ce n'est pas naturel, normal, d'être toujours aussi souriant et optimiste.

Je sais, par ailleurs, que son nom d'alchimiste contient désormais le suffixe -os qui fait référence à sa Grèce natale, et que Pylos est une cité grecque antique. Il faut croire que j'en apprends plus aux côtés des amis de mon père qu'avec ce maudit imposteur. Selon Ambrosius, il s'agit de l'un des meilleurs professeurs du pays.

Foutaises.

Tu survivras, Isabella. Tu survivras.

Bon, petit journal stupide et sans intérêt, je dois te laisser. Il me tarde de revoir Papa. Je sais qu'il m'aime. D'un amour aussi puissant que le coup que j'ai donné à la domestique impertinente qui a osé me demander l'origine de mon prénom. Et je l'aime aussi, plus que tout, mon père.

Enfin, tout est relatif et je n'ai pas le temps de peindre toutes mes réflexions philosophiques sur cette première page déjà bien décorée.

Eh bien, il faut croire que je survivrai, aujourd'hui, au plus grand bonheur de ces adultes, êtres de lumière souvent immoraux !

Je ne suis pas sûre, en revanche, qu'ils aient réellement envie de me voir survivre, à la cour d'Espagne.

À bientôt, petit journal dont l'existence m'est totalement indifférente.

I. 🌺

LE JOURNAL DE LAGUERRAOù les histoires vivent. Découvrez maintenant