𝑝𝑎𝑔𝑒 𝑛𝑒𝑢𝑓

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19 mai 1519

Cher journal de pacotille,

Aujourd'hui, j'ai rencontré quelqu'un. Si, si, je t'assure ! Elle s'appelle Angelica, mais ici, en Espagne, on préfère l'appeler Angélique.

Je crois t'avoir déjà parlé d'elle. Il s'agit de la compagne de la face de cheval. Non, excuse-moi, c'est terriblement insultant pour ces braves et nobles bêtes. Je reprends : la compagne de la face de postérieur ridé.

Il l'a rencontrée lors d'un voyage, il y a deux mois. Elle est à moitié inca (c'est un curieux empire dont je ne sais pas grand-chose pour l'heure) ; à moitié parce que cette étrange señorita a été retrouvée en pleine forêt et adoptée par une vestale alors qu'elle n'était encore qu'un petit bébé. Selon Athanaos et le señor Laguerra, elle parle couramment allemand, alors je pense que la question concernant ses racines ne se pose pas. Pauvre femme, elle n'a jamais connu ses parents biologiques et a dû changer de prénom et d'environnement à deux reprises. J'avoue que j'ai de la peine pour elle. Elle paraît jeune et gentille. Elle est belle, aussi. Vraiment, vraiment belle.

Tellement belle qu'elle semble irréelle. Ce n'est pas humain, ça. Non, ça ne l'est pas du tout. Sa peau diaphane qui contraste délicieusement avec ses vêtements noirs, ses grands yeux en amande dont les orbes argentés brillent plus qu'une nuée d'étoiles étincelantes, ses lèvres pleines orangées, son nez fin et ses pommettes saupoudrés d'une pluie de taches de rousseur... oh, et comment ne pas évoquer ses interminables cheveux blonds aux boucles douces, claires, que le soleil lui-même doit envier ! Angélique est également très grande, plus grande que le señor-tout-sourire, et n'a pas besoin de porter d'horribles chaussures à semelles ridiculement épaisses.

Son nouveau prénom lui va bien. Vraiment bien. Mais ne le répète à personne, petit impertinent râleur.

Tu sais, pour faire plus concis, elle a ce genre de beauté parfaite qui suffit à t'enterrer quinze pieds sous terre. Pire encore : qui te donne l'impression de n'être rien de plus que du crottin de cheval. Et je m'y connais en crottin de cheval ; j'ai hérité du regard farouche de mon père et il paraît que j'intimide mes stupides contemporains avec mes yeux lanceurs d'éclairs. Mais elle, Angélique, n'a pas besoin de faire ça pour obtenir ce résultat. Elle, elle a juste à être présente et son physique de déesse opère naturellement.

Attends, rectifions une petite chose, veux-tu : du fumier de vache. Angélique me donne l'impression d'être du fumier. Une montagne de fumier.

Je n'ai rien de spécial et je ne me trouve pas jolie. Personne ne me trouve jolie, à vrai dire. L'Ordre du Fumier ne compte pas évidemment, et je vais éviter de parler de cette satanée cour d'Espagne.

Comme tu as pu le deviner, j'ai passé l'après-midi avec le couple de bons samaritains, coincée à l'intérieur du vulgaire bijouterie.

J'adore les bijoux et les niaiseries, alors pourquoi ne pas mélanger les deux ? Riche idée, de quoi nourrir tous mes cauchemars et mes enfers personnels ! Ils sont drôles, ces adultes.

En revanche, je me dois d'être honnête même si tu n'es rien pour moi, fichu morceau de papier : j'ai adoré passer du temps avec Angélique. Je la supposais cruche et ennuyante, mais elle s'est révélée être franche et amusante ! Au moment même où elle s'est ouvertement moquée du nom du bijoutier quand il avait le dos tourné, j'ai senti mon intérêt pour elle monter en flèche. Elle a ensuite refusé le cadeau d'Athanaos (un énorme collier de perles incrusté d'or) car elle trouvait ça totalement insensé et stupide de dépenser autant d'argent pour une babiole qu'elle n'oserait jamais porter. Enfin, elle a grimpé les marches de mon respect pour les adultes en offrant la moitié des pièces qu'il lui avait données à deux enfants affamés, dans la rue.

Oh, et tu ne sais pas tout ! C'est elle qui me gardera quand le docteur et ses amis seront partis pour la France et l'Angleterre ! Enfin, elle, Erica et M. Berdugo qui n'a manifestement aucune vie en dehors des leçons qu'il me donne... quelle poisse ! J'aurais préféré que ce soit le señor Àlvarez, mais il est en voyage, et Fernandinde Laguerra ne fait confiance à personne d'autre. Il a également payé deux rochers mobiles, des amis proches et "respectables" d'Alejandro, pour qu'ils veillent sur la maison en son absence...

Il m'ignore sciemment, Papa m'ignore sciemment tout en sachant que j'ai mal, mais se permet tout de même d'engager des idiots pour me protéger. C'est de toi que j'ai besoin, bon sang. Pas de ton argent. Pas de ces gens.

Ma rencontre avec Angélique est la meilleure chose qui me soit arrivée depuis longtemps. Et savoir qu'elle ne va pas me quitter de si tôt apaise ma tristesse.

Je n'ai plus de place, alors j'arrête de torturer cette pauvre plume !

I. 🌺

LE JOURNAL DE LAGUERRAOù les histoires vivent. Découvrez maintenant