Sous mes pieds, mon flyboard vibrait sous l'afflux d'air chaud. D'une pression, j'affirmai ma trajectoire et me rangeai enfin dans la strate de circulation la plus haute.
Un frisson dévala mes bras. Surplombant la Cité tout entière, j'en distinguais chaque bâtiment noir. Filtrés par le dôme presque invisible à l'œil nu, les éclats du soleil se réverbéraient sur les serres en verre sur ma droite, formant des dessins aériens et impalpables. Je pouvais savoir l'heure qu'il était à la simple disposition de ces taches de couleurs éparses, que j'étais l'une des rares privilégiées à pouvoir admirer.
Connaissant la Cité sur le bout des doigts, je fonçai en direction de l'est. Je ne pris pas la peine de faire des virages, puisque la strate de circulation était vide. Encore un avantage non négligeable à se déplacer en hauteur.
Je pliai les genoux, exerçai une pression avec mon pied droit et goûtai à l'ivresse de la vitesse. Le vent siffla à mes oreilles protégées et m'aurait arraché des larmes sans mes lunettes de vol. Enivrée, je ne prêtai aucune attention au flycar qui me suivait.
En arrivant au-dessus de l'immeuble où vivaient les Rossi, je ralentis et entamai la descente en respectant cette fois-ci les limitations de rigueur. Les Sentinelles derrière moi ne toléraient que certains écarts, qu'ils avaient la gentillesse de ne pas rapporter à ma mère. Je ne tenais pas à pousser ma chance trop loin.
Je tournai en rond autour de la bâtisse imposante à la peinture noire délabrée — les priorités n'étaient pas à l'esthétisme — pour passer en toute sécurité chaque strate de circulation. En arrivant près du sol, je déclipsai l'adhérence de mes chaussures d'une torsion des talons et atterris sur mes pieds en récupérant mon flyboard chéri.
J'appuyai sur le côté de mon casque, qui se rétracta instantanément. Je le rangeai dans mon sac à dos et eus même le temps de garer ma planche à l'entrée de l'immeuble avant que le flycar atterrisse. Aussi blanc et bleu que mon moyen de transport, le véhicule volant ultramoderne laissa sortir deux Sentinelles aux larges épaules.
— Nous vous suivons, Mademoiselle Hannigan, m'annonça pompeusement Hans, le plus âgé.
J'acquiesçai d'un signe de tête respectueux, toujours aussi gênée par son formalisme. J'entrai dans l'immeuble d'un bon pas et montai les trois étages en contenant un soupir. Il n'y avait plus d'ascenseur depuis longtemps pour concentrer l'Énergie dans des domaines essentiels — agriculture, éclairage, transport — mais je ne pouvais qu'imaginer le plaisir des gens de l'Ancien Monde à ne pas grimper de la sorte. Comme s'amusait à dire mon père, les escaliers étaient un bon moyen de garder la population en forme.
Ne tenant pas à repousser le moment déplaisant qui allait suivre, je frappai à la porte des Rossi. Après un instant de silence, je réitérai mon coup. Cette fois-ci, un homme m'ouvrit. Âgé d'une quarantaine d'années, il avait les traits tirés et l'air endormi. Son odeur corporelle m'assaillit les narines et je gardai une expression professionnelle.
— Bonjour, Monsieur Rossi. Je suis Heleanna Hannigan, Grande Analyste de Gattaria. Je vous rends visite au sujet d'irrégularités dans l'utilisation de vos rations. Votre épouse et vos filles sont ici ?
Son visage afficha une surprise qui m'était coutumière. Je savais exactement les pensées qui traversaient son esprit : cette gamine, Grande Analyste ? J'avais parfaitement conscience de ne pas avoir l'allure qui allait avec mon poste. Frêle et jeune, les gens me détaillaient toujours avec étonnement, avant de passer à l'émotion suivante.
La peur.
— Bonjour. Non, elles sont absentes, prononça-t-il en redressant les épaules dans une tentative d'intimidation inutile.
Les Sentinelles n'étaient pas là pour faire joli.
— Bien.
Habituée aux réactions de déni dès lors que j'énonçais des données sans les avoir sous les yeux, je sortis ma tablette et l'allumai. Monsieur Rossi remua sur ses pieds, mal à l'aise. En deux clics, j'eus accès à des centaines d'informations sur les quatre êtres qui vivaient ici, de la quantité de nourriture rangée dans un placard à la fréquence d'utilisation des toilettes.
— Cela fait une semaine que vos rations ne sont plus utilisées de la même manière. Votre épouse ou vos filles auraient-elles pris du poids ? m'enquis-je après avoir détaillé sa silhouette dans la moyenne.
Sa joue droite tressauta de soulagement.
— Oui, mon aînée.
— Bien, j'en réfère à l'école afin qu'elle soit suivie.
Aussitôt dit, aussitôt fait. Je n'étais pas du genre à remettre quoi que ce soit au lendemain. Cette jeune fille avait besoin d'aide concernant sa santé, et la Cité ne pouvait pas se permettre d'avoir des habitants qui mangeaient plus que nécessaire.
— Un deuxième point m'amène aujourd'hui : des rations d'alcool ont été prises au nom de vos filles, alors qu'elles sont mineures. Une défaillance de nos systèmes, qui ne se reproduira plus. Cet alcool était pour vous ?
Son visage se décomposa.
— Vous... Vous devez faire une erreur. Ce...
— Vu votre odeur et le teint de votre peau, j'en doute. Vous savez que le vol est prohibé par la loi. L'État est déjà généreux de permettre aux habitants d'avoir de l'alcool à des fins festives, alors que ce dernier peut être utilisé à des fins médicales.
Je reculai d'un pas pour laisser entrer les Sentinelles, en une danse trop souvent répétée.
— Survivre exige des sacrifices, scandai-je. Vous êtes condamné à une journée d'emprisonnement, à titre d'avertissement, puisque c'est votre premier délit. Emmenez-le.
Déjà prête à partir, je sursautai lorsque Monsieur Rossi leva un doigt menaçant vers moi.
— Vous aimez cela, n'est-ce pas ? Contrôler toute notre vie comme si nous étions de simples robots. Je suis sûr que ça vous plait, de tout savoir de nous derrière votre ordinateur. Vous n'êtes qu'une petite privilégiée qui...
— Silence ! éructa Hans en forçant l'homme à se mettre à genoux.
Tétanisée, je les regardai le maîtriser en faisant preuve d'une brutalité à laquelle ils n'avaient pas l'habitude de recourir.
— Lâchez-moi !
— Mademoiselle Hannigan, attendez-nous dehors, me pria Hans.
J'obtempérai sans la moindre hésitation. Je dévalai les escaliers et sortis en inspirant une grande goulée d'air. Je saisis mon flyboard et le serrai contre mon flanc. Puis je fis quelques pas dans la rue déserte. Les heures de travail n'étaient pas encore terminées. J'avais su que Monsieur Rossi serait chez lui parce que c'était son jour de repos. Je ne m'étais en revanche pas doutée un seul instant de la virulence de sa réaction.
— Mademoiselle Hannigan ? m'interpella Hans.
Je me retournai. À l'arrière de leur flycar, j'apercevais le crâne de Monsieur Rossi, qui s'était de toute évidence calmé. Personne ne s'opposait très longtemps aux lois de la Cité.
— Oui ?
— Nous devons faire un rapport.
— Je m'en occupe et vous le transférerai pour que vous y apposiez votre signature.
— Je pense également qu'il devrait voir un médecin.
— Ce sera évidemment fait. J'y veillerai.
Et je veillais à tout.
VOUS LISEZ
Appartenance
Science Fiction2696. La Cité de Gattaria abrite les rescapés de l'humanité. Grâce à l'Énergie, les citoyens parviennent à survivre sous le dôme qui les protège des créatures surnaturelles. Vampires, sorciers et loups-garous ne rêvent que d'une chose : tuer les de...