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               La préparation du sac de cours est toujours une angoisse. L'ambiance et l'odeur des classes que l'on déteste, de ces "autres" qu'on ne supporte pas. Je m'imagine déjà rentrer dans la classe, les regards me surplomber, les murmures s'envoler. La différence intérieure est terrible quand les autres ne la comprennent pas. C'est déjà difficile à l'orphelinat, je n'existe pour pas grand monde, j'arrive à douter de ma propre personne parfois.
Mes parents m'ont sans doute abandonnée pour ça, à mes trois ou quatre ans. C'est un mot qui fait peur en général, les "médecins de l'esprit" n'y pensent pas. J'ai eu de la chance d'arriver ici. La Principale ne peut évidemment pas m'aider sur ce point mais au moins quelqu'un s'occupe de moi. Ni heureuse, ni malheureuse. Je traverse les couloirs comme je traverse mes pensées.

Le bus passe toujours à la même heure, ça me permet de me repérer plus facilement. Le milieu reste le meilleur endroit. Les autres vont toujours derrière, ou devant, mais il n'y a jamais personne au milieu. La grande majorité des gens de mon petit lycée sont déjà ici. Dommage.

Jasper est une petite ville, tout le monde se connaît, tout le monde sait tout sur tout le monde, en général les "on dit" circulent vite.

La journée est interminable mais elle est tranquille. Je change de classe sans être vue par qui que ce soit, enchaîne mes musiques, mes cours, mes profs, mes idées, mes peurs, mes cauchemars, mes rêves, mes angoisses, me voilà qui me perds dans le plus profond de ma petite tête.

    -  June ? Cet exercice il avance ? Pourquoi à chaque fois que je te parle j'ai l'impression de te réveiller ? Aller on s'y met !

Des ricanements me frôlent, comme d'habitude. C'est difficile pour moi de ne pas fuir dans mes pensées. En plus il fait beau dehors, la fenêtre laisse entrer une belle lumière filtrée par la brume de l'automne. D'ailleurs, pourquoi est-ce que tout n'est pas encore aussi rouge ? D'habitude à cette période...

Madame Davis finit son cours par un simple rappel, demain on part pour une sortie scolaire. Ma petite classe d'histoire part deux jours visiter la ville de Marble Hill. Comme son nom l'indique, c'est une ancienne carrière de marbre, abandonnée du jour au lendemain sans aucune raison, alors que la ville était florissante. Personne n'explique cette soudaine extinction, alors elle suscite toutes les attentions des dits historiens qui espèrent tirer des bénéfices en expliquant le pourquoi du comment.

Pour cette fois, je décide de faire un tour au bourg, regarder les vitrines pour rentrer à pied. Avec un peu de chance, je croiserais Sean Ghosn, il m'apprend toujours plein de choses, je l'apprécie beaucoup pour ça. Faut dire que lui non plus, personne ne le voit jamais.
Jasper est la petite ville typique d'Amérique, celle qui n'a pas évolué, qui garde ses traditions et ses secrets. Faut dire qu'elle est bien reculée des grandes villes, au grand bonheur de ses habitants. Les petits bars y accueillent leurs Cowboys, les femmes ne dépendent de personne, jurent et crachent comme des ouvriers. Le caractère fort de ces dames, pour le plus grand plaisir de ces messieurs, permet de garder à distance les gens à problèmes et leurs histoires.
J'aime bien cette petite ville. Chaque bâtiment recouvert de planches peintes de couleurs des plus diverses, les devantures en bois, les vieilles chaises en bois, les terrasses de bois... Oui on vit "bois". L'air sent si bon, mélange de toutes ces odeurs vraies et naturelles, qui me rassurent et me gardent en éveil.
Arrivée au dernier magasin, un homme aux longues tresses blanches me sourit, il m'attend, comme souvent pour me raccompagner. Le vieil indien garde toujours un œil sur moi, telle la petite fille qu'il n'a pas pu avoir. J'aime sa compagnie, il me raconte son histoire, et surtout il ne m'oblige pas à parler, je peux juste sourire et regarder mes pieds, ça ne gêne personne.

L'histoire amérindienne m'intéresse de plus en plus, mais la grille de l'orphelinat stop notre conversation pour cette fois, on en reparlera une autre fois.
La porte est bien lourde, la hauteur du bois ne m'impressionne plus, seul le grand et long escalier me donne toujours ce frisson. En plus il grince bien plus que la porte.

    - Ah June tu es enfin rentrée ? Vu que tu n'étais pas là pour le goûter je t'ai laissé quelque chose sur la table.

    - Oui c'est Sean Ghosn qui m'a raccompagné ! Merci  !

    - Sean Ghosn... Très bien.

En montant, je crois entendre la cuisinière chuchoter avec la Principale, mais impossible de savoir ce qu'elles se disent. Je jette mes affaires dans ma chambre, prends mon carnet, puis retourne à la grande table. Cette dernière est immense, d'un même bloc, de quoi accueillir tout un régiment. Un croissant, mon café, je gribouille sur mon carnet les images qui me sont venues quand Sean me récitait des brindilles de son histoire. Je sens la Principale se glisser derrière mon dos, elle me regarde faire. Je l'entends chuchoter pour elle les mots "Histoire de Sean Ghosn" inscrits en bas de page. Elle fronce les sourcils, puis s'en va sans rien dire.
La nuit déjà bien installée, la cuisinière me rejoint pour m'envoyer me coucher, les deux jours risquent d'être intenses. Je lui tends ma tasse vide, puis m'en vais tout sourire jusque dans ma chambre. Une dernière nuit avant Marble Hill.

Les Bandés de Marble HillOù les histoires vivent. Découvrez maintenant