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Ils sont partout.
Je coupe le moteur de ma Mustang et, les mains agrippées au volant, je sens mon cœur s'emballer.
S'ils me foncent dessus tous en même temps, qu'est ce que je fais ?
Je suis tentée de mettre les voiles, rentrer chez moi, au chaud, en sécurité - en vie, mais à la minute ou cette réflexion s'invite dans mon esprit, je la rejette violemment et me donne mentalement un grand coup de pied au cul.
Je ne plus reculer.
Je hume le parfum des jonquilles du bouquet que je tiens contre mon cœur. Ça m'aide à me rappeler la raison de ma présence ici, sur l'immense parking de l'hôpital de Houston, Texas. Je claque la portière de ma voiture et sort en coup de vent.
J'en suis capable.
Ou peut être que je dis ça uniquement pour me rassurer, mais je m'en fiche.
Ils ont tous le regard rivé sur moi, avec une insistance qui me fait frémir. Ils le font sans doute exprès d'ailleurs, pour s'assurer que je les aide.
Je cours presque en direction de la porte d'entrée, feignant ne pas les voir.
De ne pas sentir leur présence glacée.
De ne pas être complètement enivrée par leur parfum.
D'être comme tout le monde.
Sauf que je ne suis pas comme tout le monde. Personne ne le sait. C'est mon secret.
Sauf que personne ne me croirai de toute façon. Moi même, il y a des jours ou je me surprends à douter.
Des frissons glacés courent sur ma peau tandis que je marche en ligne droite vers l'hôpital. Mais soudain, le froid se fait de plus en plus intense, et un fort parfum d'eucalyptus me picote les sinus.
Zut.
Je tourne la tête et aperçois un vieux monsieur ridé aux cheveux tout gris. Il porte une chemise de nuit couleur fraise Tagada et les câbles d'une vingtaine d'électrodes pendent tristement sur son torse.
Il a l'air complètement perdu.
Sa tristesse me fait l'effet d'une coupure de papier en travers le cœur, mais je trace ma route.
Ça me fait horreur de le décevoir, mais d'un coté, je n'ai pas besoin que les problèmes des autres viennent m'encombrer. Les miens prennent bien assez de place comme ça.
Je repense aussitôt à Mr Tsang, ce gentil vieux monsieur qui passe son temps à collectionner les timbres. C'est un peu le grand papa que je n'ai jamais eu.
C'est ça, ma priorité.
Je sais ce que j'ai a faire. Maintenant, il faut juste que je le fasse. Ce n'est pas le moment de me dégonfler. Je serre un peu plus le bouquet de fleurs contre mon cœur, et, respirant un bon coup, rentre dans l'hôpital.
J'aperçois la dame de l'accueil, à droite de l'allée « cardiologie », une blonde, plongée dans ses papiers. Elle n'a pas l'air contente du tout.
Je ramasse le peu de courage que je possède, et m'avance vers elle, déterminée à en finir.
- Bonjour, dis-je en esquissant mon plus beau sourire, je m'appelle Lilou Smith. Je viens voir mon.... Grand oncle, Peter Tsang. Est ce que vous...
- Tu as quel age ? Me toise elle méchamment, sans lever le nez de ses papiers.
- Dix sept ans, bientôt...
- Tes parents savent que tu es là ?
Quelle question !
Elle me regarde enfin.
Mon père ferait une attaque si ils savait que je suis ici. Le fait est qu'il ne sait pas ce que je fais ici.
Ils ne le saura jamais, d'ailleurs. Il a bien assez de soucis comme ça, pas besoin que j'en rajoute. D'ailleurs, j'aimerais bien pouvoir l'aider, mais je ne vois pas comment je pourrais m'y prendre.
Quant à ma mère, elle a disparu de ma vie avant que je perde ma première dent de lait, alors je n'ai pas de souci à me faire.
- Oui, dis-je avec un sourire forcé. Ils sont au courant.
La dame de l'accueil continue à me fixer d'un air suspicieux. Elle doit se demander si je ne suis pas venue me faire prescrire la pilule. Tant mieux, d'ailleurs, si elle croit que c'est ça, la raison de ma présence ici. Je préfère qu'elle croit ça plutôt qu'elle apprenne la vérité.
- C'est la chambre 505, me lance elle enfin en replongeant le nez dans ses papiers.
- Merci.
Puis, je détale.
Je presse un peu plus les jonquilles contre ma poitrine en cherchant un escalier qui mène la chambre 505.
Je repère un escalier qui monte au troisième étage et je monte les marches quatre à quatre en me demandant combien de temps je n'avais pas mis les pieds dans un hôpital.
Sans doute depuis la mort de Maman. Je ne me rappelle presque pas de l'époque ou elle était encore là , mais je m'estime heureuse d'avoir gardé aux moins quelques souvenirs d'elle.
Elle sentait bon le lilas et l'amour, elle avait les mêmes yeux gris clairs que moi, et elle avait le don de ces bisous magiques qui transformaient mes pleurs en éclats de rire.
Je sens mon cœur se serrer dans ma poitrine. Plus le temps passe, et plus je brûle d'en savoir plus sur elle. Est ce qu'elle aussi elle avait horreur du fromage ? Est ce qu'elle aussi, elle adorait les petits marshmallows roses dans les Lucky Charms ? Est ce qu'elle aussi elle s'emportait pour un rien quand elle avait ses règles ?
Je marche encore un peu dans les couloirs et aperçois la chambre 503. Plus que deux portes. Quelques mètres plus tard, je m'immobilise.
Une nuée de papillons s'envole dans mon ventre quand je pose ma main sur la poignée de la chambre 505 – et pas des bons papillons.
Aussitôt, le froid glacial remonte ma colonne vertébrale, et je resserre les pans de ma veste sur moi.
Comme je m'y attendais, il est là, sur son lit de mort. Son visage est peut être pale, mais c'est la brillance miroir de ses cheveux asiatiques qui me frappe le plus.
Je balaie la pièce du regard et remarque aussitôt le bouquet de pivoine roses qui trône sur sa table de chevet. Je me détache des jonquilles et le mets à la place des fleurs roses.
C'est bon. Ma mission est terminée. Je peux rentrer chez moi.
Et toi aussi, M. Tsang.
Aussitôt, un vif éclat de couleur s'échappe de son corps. De petites bulles éclatent, faisant se répandre sur le sol des paillettes de toutes les couleurs. Dans un brusque reflet d'au delà, l'esprit de M. Tsang se volatilise. Puis plus rien.
Je souris. Je sais ce que ça veut dire. J'ai rempli mon contrat, et ça me réchauffe le cœur.
Mais au moment ou je m'apprête à mettre les voiles, j'entends un bruit. Des pas. Quelque chose approche. Enfin... Quelqu'un.
Merdouille ! Je me fige, toute chaleur oubliée. Et puis soudain, la poignée se met à bouger.
Putain de merde ! Quelqu'un entre. Je suis fichue. Mes jambes se mettent à trembler quand je me retrouve nez à nez avec une fille d'environ mon age.
Je la reconnais.
Elle a des traits exotiques, des cheveux noirs-bleutés, et des yeux qui me scrutent méchamment. Je ne sais plus comment elle s'appelle, mais j'ai trois matières en commun avec elle : algèbre, histoire et littérature.
- Qu'est ce que tu fous ici ?
Elle croise les mains sur sa poitrine.
- Je... Je suis juste...
J'ai intérêt à trouver un mensonge. Et vite.
- Qu'est ce qui t'a amené ici ? Une sorte de curiosité morbide ? Tu voulais voir à quoi ça ressemblait de plus près, un mort, c'est ça ?
Le cliché de la fille de croque mort, je le connais. Dans mon ancien lycée, les autres pensaient que toute ma vie tournaient autour de la mort, que je n'étais qu'une espèce de monstre. Ça m'arrivait d'en être blessée, mais là, c'est différent. J'ai l'impression d'avoir reçu un coup de poing.
Ses accusations me font mal, mais en même temps, je ressens la douleur dans sa voix.
Je me demande si elle a un lien de parenté avec Mr Tsang. Avec leurs yeux en amende et leurs traits asiatiques communs, ce n'est pas impossible.
- Non. C'est... Euh... c'est mon grand oncle éloigné, mentis-je.
C'est plausible, non ?
Pourtant, elle continue à me toiser d'un air suspicieux.
- Je n'y crois pas à ton histoire, lance elle en fronçant les sourcils, mais en s'adoucissant un peu.
Je résiste à la tentation de prendre mes jambes à mon cou, et de m'éloigner de ses œillades suspicieuses.
- Je l'avais vu une ou deux fois quand j'habitais à Phoenix. On ne se connaissait pas vraiment, mais il était très gentil.
Elle pince les lèvres et décroise ses bras, mais elle ne me regarde plus. Elle a le regard rivé sur Mr Tsang, allongé dans son lit, sans vie, sans couleur. Ses yeux sont trempés de larmes.
J'ai un petit pincement au cœur. J'ai de la peine pour elle. C'est dur de perdre quelqu'un qu'on aime.
- C'est la personne la plus gentille que je connaisse, annonce elle soudainement. Enfin, je devrais plutôt dire « c'était », maintenant. Quand mon père s'est barré, j'avais huit ans. C'est mon grand-père qui m'a élevé, il a décidé d'être le père que je n'avais jamais eu. ( Elle essuie les larmes qui roulent sur ses joues ) Ma mère était trop triste pour s'occuper de moi, alors il a tout fait lui... Il m'aidait à faire mes devoirs, il m'emmenait aux concerts de mes stars préférées. C'est même lui qui m'a acheté mon premier soutif. Toutes mes copines étaient jalouses.
Derrière son masque de façade, je crois déceler un chagrin réel.
Je ne sais pas quoi dire. Je n'ai pas les mots pour exprimer à quel point je suis désolée pour elle.
Elle secoue la tête, faisant valser ses cheveux noirs, comme si elle se rappelait à l'ordre.
- Oh, et puis je ne sais même pas pourquoi je te dis ça. Je suis sure que tu t'en fiche.
Je secoue la tête.
- Non.
Si un regard pouvait tuer, je serais déjà à six pieds sous terre.
- Je sais de quoi tu parles. Moi aussi, j'ai perdu quelqu'un de cher à mes yeux.
Je vois ses pupilles de dilater, et pendant un instant, je me demande si elle ne va pas m'interroger à ce sujet, mais elle se ravise :
- Et bien moi, ça ne m'intéresse pas.
Je trouve ça un peu étrange d'aborder des sujets aussi personnels avec quelqu'un que je connais à peine, mais, au contraire, je suis sure que ça l'intéresse.
- J'ai perdu ma mère quand j'avais cinq ans.
- C'est moche, souffle elle.
- Je ne me rappelle de pratiquement rien, même pas de sa mort. Et mon père n'en parle jamais.
- Il s'occupe bien de toi ? Apparemment, le mien se fiche pas mal de savoir que j'existe.
- Oui. C'est un père formidable.
C'est vrai. Mon père est quelqu'un de bien, et je l'aime de tout mon cœur. Et, malgré que sa vie soit chaotique par moments, il n'a jamais cessé une seconde de bien s'occuper de moi, ce que j'apprécie.
- Alors tant mieux pour toi.
Un long silence pesant s'installe. Je me frotte les bras, mal à l'aise.
- Je crois que je vais... M'en aller, soufflai je.
La fille me regarde avec insistance. J'ai l'amère l'impression qu'elle n'en a pas fini avec moi.
- Non. Pas tout de suite. ( Elle marque une pause, comme pour ménager ses effets. Ce qui est terriblement efficace. ) Je suis pratiquement sure qu'avant que tu n'entres dans cette pièce, c'était des pivoines sur sa table de chevet. Pas des jonquilles. Peux tu m'expliquer pourquoi ? Allez vas y, crache le morceau.
Oh, merde ! Elle m'a démasqué ! Je suis fichue !
Je tremble violemment.
- Je... J'ai cru comprendre à un dîner de famille qu'il était allergique aux pivoines.
Ce n'est pas tout à fait un mensonge. J'ai juste modifié la raison pour laquelle je le savais.
- Ah oui ?
- Oui, dis-je en m'efforçant de contrôler le ton hésitant de ma voix.
Je la contourne et m'arrête devant la porte.
- Au fait, moi c'est Lilou.
Elle écarquille ses yeux en amende.
- Lilou Smith ? La nouvelle au lycée ?
- Oui., dis-je. Et toi ? Comment tu t'appelles ?
- Shala, marmonne elle entre ses dents serrées. Et ne t'imagine pas une seconde que tu ne subira pas un autre interrogatoire forcé.
Super ! Un autre problème à rajouter à ma liste.
- Ravie de te rencontrer, Shala.
En revanche, on ne peut pas dire que je sois pas ravie ravie de m'être fait pincer.

Pendant que je tente de retrouver la sortie, je ne cesse de penser à Shala et à l'interrogatoire forcé qu'elle me réserve.
Qu'est ce qu'elle veut de moi au juste ? Me faire chanter ? Je vais vraiment devoir faire attention si je ne veux pas qu'elle apprenne mon secret. En même temps, elle ne me croirai pas.
Je marche encore un peu dans les couloirs blanc et stériles de l'hôpital, puis, soudain, je repère un ascenseur au bout de l'allée, et m'engouffre dedans.
Il n'y a personne, à l'exception d'un homme en blouse blanche que je devine être un médecin. Il me sourit poliment.
J'appuie sur le bouton qui indique « rez de chaussée » avec un petit frisson en me disant que ma mission est terminée, que je peux rentrer chez moi.
Tandis que l'ascenseur continue à descendre dans un silence pesant, je sens tout à coup une présence glacée me courir sur la peau, et s'infiltrer en moi jusqu'à l' os.
Une odeur me picote les narines. Une odeur de... ( j'inspire longuement pour être sure )... De rose.
Oh, non !
Je sais ce que ça veut dire.
Je sens aussitôt une nuée de papillons voler dans le creux de mon ventre – et pas des bons papillons.
La jeune mariée morte me dévisage en silence.
Elle est toute belle avec son voile en tulle immaculé, et elle semble tout droit sortie des pages jaunies d'un vieil album photos.
Sa traîne en dentelle recouvre tout le sol de l'ascenseur, mes pieds, les siens, ainsi que ceux du médecin.
Le bustier de sa robe, en dentelle aussi, est rehaussé par des centaines de petites perles nacrées. Le tissu immaculé semble doux et aérien.
C'est là que je remarque le sang. Le couteau planté au creux de sa taille, dans son dos.
Pendant une seconde, j'oublie de respirer.
Le médecin ne se doute même pas de sa présence.
Moi, par contre, je la vois, et je peux même lui parler.

Un pied dans la Tombe Où les histoires vivent. Découvrez maintenant