2

4 2 0
                                    








Elle me scrute de ses yeux verts sans vie. Elle sait que je peux la voir. Ils le savent tous.
Ça a commencé il y a environ un an et demi, juste avant que je ne déménage de Phoenix. Au début, j'ai flippé. Mais vraiment. Puis, avec le temps, je me suis aperçue qu'aucun d'entre eux ne cherchaient à me faire du mal.
C'est arrivé comme ça.
Un beau jour, je me suis simplement réveillée entourée de fantômes.
Je suis celle à qui les morts font appel quand ils ont un dernier service à demander, ou simplement un détail à régler avant de traverser de l'autre coté.
Le plus souvent, ce sont des papys et des mamies qui veulent simplement discuter, pour s'en aller la conscience tranquille. Mais, parfois, ils ont un service plus conséquent à me demander, mais ça ne me dérange pas.
Enfin, ce n'est pas comme si j'avais le choix de toute façon. Je finis toujours par faire ce qu'il me demande.
J'ai horreur de décevoir.
La dernière fois, j'ai reçu la visite d'une gentille mamie complètement affolée qui sentait bon le plis au citron et qui me demandait de trouver un nouveau foyer à son chaton. J'ai fini par le donner à un petit garçon de l'école maternelle d'en face de ma maison de Phoenix.    
Je secoue la tête et me reconnecte à la réalité.
La mariée morte me dévisage toujours sans dire un mot.
Je sens mon cœur tambouriner dans ma poitrine, et de la sueur froide me couler entre les seins. Qu'est ce qu'elle attend de moi ?

Quand je coupe le moteur de ma Mustang coupé Cabriolet, j'ai encore des frissons de partout. La mariée n'a pas pipé mot durant tout le trajet, elle s'est juste contenté de s'asseoir sur le siège arrière de ma voiture et de me tenir compagnie. Une compagnie, je le confesse, super flippante.
Pendant tout le trajet, je n'ai pas arrêté de jeter des coups d'œil dans le rétroviseur, et j'ai du me donner un grand coup de pied au cul mentalement pour me retenir de hurler.
J'en ai encore du mal à respirer.
Sauf que j'ai intérêt à me calmer. Je ne veux pas que papa me voit dans cet état là. Il a suffisamment de problèmes comme ça, je ne veux pas en être un de plus.
Je sors de ma voiture en claquant la portière.
Mais soudain, je perçois un parfum dans l'air. Un mélange de gel douche pour homme et de senteurs boisées. Une odeur de beau mec. Je trace ma route.
J'ouvre la porte en coup de vent.
A l'instant ou je pose le pied sur le paillasson, Grisou – mon chaton – vient se frotter sur ma cheville avec amour. Je lui caresse le dos.
- Papa, je suis rentré !
J'entends des pas dévaler les escaliers quatre à quatre. Je reconnaîtrai ce son entre mille.
Ses cheveux bruns sont tous ébouriffés – il aurait d'ailleurs bien besoin d'un petit rendez vous chez le coiffeur - et ses yeux noisettes me scrutent avec inquiétude. J'éprouve un petit pincement au cœur. D'habitude, il était toujours impeccable, tiré à quatre épingles. Encore un signe que la situation se dégrade... Une fois de plus.
- Lilou, ou étais tu passé ? Je me faisais un sang d'encre !
La culpabilité me chiffonne le cœur. Je déteste lui mentir.
- J'étais allée me promener. Je voulais jeter un coup d'œil au quartier.
- Tu sais que je n'aime pas que tu te promène toute seule la nuit. Pourquoi tu ne m'as pas laissé de message ? Ou au moins, laisse un petit mot. Je m'inquiétais.
- Désolée.
Je le serre dans mes bras. Son odeur est si réconfortante ! J'ai l'impression que ça fait une éternité que je ne l'ai pas serré contre moi.
Il recule d'un pas.
- Je suis sérieux, Lilou. Je ne veux plus à avoir à m'inquiéter comme ça.
- Il faisait jour quand je suis partie, dis-je pour ma défense.
- N'empêche. Je n'aime pas te savoir seule dehors, alors qu'il y a peut être des garçons qui traînent.
- Et alors ? Je n'ai pas peur des garçons.
Il soupire.
- Tu ne le feras plus ?
Cette fois c'est à mon tour de soupirer.
- Promis.
Il me fait un petit bisou sur la joue, et mon cœur se serre. Il est ma seule famille, je ne veux pas le perdre.
- Très bien, déclare il. Tu as faim ? J'ai préparé à dîner.
- Je meurs de faim.
C'est vrai. Je me suis payé une glace juste avant de sortir, mais il faut croire que mon estomac ne considère pas un double sundae supplément chocolat comme de la vraie nourriture.
Le fait est que je ne suis pas sure de pouvoir avaler quoique ce soit sans que l'image sanguinolente de la mariée me reviennent à l'esprit.
Rien qu'en y repensant, j'ai l'estomac qui se rebelle et qui menace de rendre la glace au chocolat.
Mon père s'installe à la table de la cuisine, et je le suis. Je pose deux petites bouteilles d'eau sur la table.
- J'ai préparé du chili con carne, ça te va ?
- Oui, c'est parfait.
J'ouvre le four et savoure l'instant ou la chaleur se répand sur mon visage et provoque des petits picotements sur ma peau.
- Non, laisse. Je vais le faire, dit mon père.
Il se lève.
- Non, ça va. Tu as déjà préparé le dîner. Et puis, tu as eu une journée fatigante. Repose toi.
- Ne me ménage pas. Je ne suis pas un vieux, tu sais !
J'éclate de rire.
- Il n'y a pas de honte à être âgé, tu sais.
On s'installe à table et on commence à manger en silence.
- Ça se passe bien au lycée ? Demande il en plongeant sa fourchette dans sa viande, brisant le silence.
- Oui, ça va. Pourquoi ?
- Non, je disais ça comme ça. Tu t'es fais des amis ?
Mon sourire se fane. J'hésite à lui mentir, mais je me ravise. Je crois que j'ai dépassé mon quota de mensonges pour la journée.
- Non, pas vraiment.
C'est dur de déménager quand on est au lycée. Les élèves ont déjà leurs petits groupes plus ou moins fermé, et je n'ai jamais été du genre à avoir pleins d'amis.
Dans mon ancien lycée, personne ne comprenait pourquoi je n'avais jamais essayé de sécher les cours, de fumer de l'herbe...
J'avais fini par sécher deux heure de cours, histoire de ne pas passer pour une sainte dorée.
- Oh... Et il n'y a pas de garçons qui t'embêtent, rassure moi ?
J'avale une gorgée d'eau et m'essuie la bouche.
- Non. Et les garçons ne me font pas peur, tu sais.
- Tu devrais. Les garçons de ton age sont de vrais chiens en chaleur, crois moi. Je suis bien placé pour le savoir, je suis passé par là.
- Je n'ai pas peur des chiens non plus.
C'est triste à dire, mais il n'a pas tort. Il n'y a qu'à voir le temps qu'a mit Mason, l'amour de ma vie à l'époque, pour me remplacer après mon déménagement.
Il mâchouille un bout de salade en tournant sa cannette entre ses paumes.
- Et bien, tant mieux. Tu t'inscris toujours en cours de mécanique ?
Je lui lance un grand sourire.
- Oui, et épargne moi les grands discours sur le fait que je serais la seule fille, qu'il y aura des garçons. Je ne suis pas une pauvre petite chose fragile !
Ma blague ne le fait pas rire. Il se contente de terminer sa salade et sa viande en silence.
Je l'imite en repensant à l'option mécanique que j'ai prise pour demain. Je suis un peu stressée, mais en même temps, j'ai hâte. Je suis passionnée par les voitures depuis que j'ai quinze ans. D'après les rares fois ou mon père parlait d'elle, maman aussi aimait s'occuper elle même de sa voiture.
J'aime bien savoir que je tiens ça d'elle.
J'avais vu une photo de maman au volant d'une Mustang Cabriolet de collection, et dès que j'ai vu ça, j'ai tenu à la conduire moi aussi.
Avoir une voiture à moi, ça me rend indépendante – et j'aime bien être indépendante.
- Et toi ? Ça va, le travail ? Je lui demande en ouvrant ma bouteille d'eau.
- Oui, ça va.
- C'est vague.
- Je t'ai déjà expliqué que je ne devais pas discuter de mon travail à la maison, gronde il gentiment. Ce n'est pas très joyeux de toute façon, ma puce.
Je m'en doute. Mais je sais que, même si il n'en montre rien, c'est dur pour lui. Travailler à la morgue n'est pas un métier facile, et j'ai peur que, si il n'en parle à personne, il garde cette souffrance pour lui tout seul, et qu'il craque.
Une fois de plus.
- Oui. Je sais. Mais, je vais bien, tu peux m'en parler.
- Ce n'est pas la question. C'est le secret professionnel.
Je l'ignore superbement.
- Tu as reçu un nouveau client aujourd'hui ?
- Une jeune femme rousse , oui. Mais cela ne te regarde pas, Lilou.
Je manque de m'étouffer avec ma gorgée d'eau. Une jeune femme rousse?
Si, cela me regarde bien plus que qu'il ne le croit. La jeune femme rousse pourrait très bien s'avérer être la mariée morte que j'ai aperçus dans l'ascenseur.
- Est ce qu'elle avait... Une robe de mariée ?
- Comment tu sais ça, toi ?
Zut.
- Euh... J'ai du voir son article dans le journal. Enfin, je pense. Ça me dit vaguement quelque chose.
- D'accord, répond Papa simplement.
Décidément, je suis devenue une experte dans l'art de mentir comme une arracheuse de dents.
Il détourne le regard vers Grisou qui vient de monter sur la table.
- Descends ! Gronde Papa.
Le chat fait la sourde oreille. Il se frotte à moi et miaule en réclamant à manger. Je finis par craquer et par lui donner un gros bout de chili con carne. Il avale le tout en ronronnant comme un tracteur et miaule en réclamant du rab. Mais cette fois, c'est à mon tour de faire la sourde oreille.
C'est mon chaton et je l'aime, mais pas au point de partager mon assiette.
Mon père prend Grisou et le repose par terre.
- Vilain chat ! Grogne il. ( Il se tourne vers moi ). Lilou, tu es trop gentille.
Touché. Que se soit humains, esprits ou animaux, je déteste décevoir.
Il se lève pour débarrasser.
- Non, va prendre ta douche. Je vais le faire, dis je en débarrassant mon assiette.
- Tu as des devoirs ?
- Seulement un exercice d'algèbre mais...
- Alors va le faire. C'est moi le parent, ici. Tu n'es pas obligé de faire tourner cette maison.
- Oh, ça ne me gêne pas.
Mon père pose une main sur ma joue. Sa main est chaude et réconfortante sur ma peau glacée.
- Tu ressembles de plus en plus à ta mère, tu sais. Elle adorait tout faire à la place des autres.
J'ouvre les yeux en grands. Cette remarque me surprends. D'habitude, il ne parle jamais de Maman.
Il dépose un bisou sur mon front et continue de débarrasser la table. Des questions se bousculent dans ma tête.
- Est ce que maman et toi, vous étiez amoureux ?
Je sais que ça le rend triste de parler d'elle, mais c'est ma mère. J'ai le droit de savoir.
- Bien sur, oui. C'était une femme exceptionnelle.
- Exceptionnelle ?
Il se tend et manque de faire tomber une assiette.
- Oui, enfin j'entends par là qu'elle adorait les voitures. Ce n'est pas toutes les femmes qui aiment plonger la tête dans le cambouis, murmure il, un petit rire dans la voix. Tu lui ressembles beaucoup.
- Physiquement ?
- Oui. Vous avez les mêmes cheveux blonds, les mêmes yeux gris et le même caractère de tête de mule. Allez, maintenant, va faire tes devoirs.
Je capitule et renonce à lui poser un tas de questions. Il vaut mieux y aller petit à petit. Comme quand on apprend à un enfant comment on fait les bébés.
Je tourne les talons, mais au dernier moment, me ravise et vais lui faire un câlin. Je le serre de toutes mes forces.
- Tu es sure que ça va ?
L'inquiétude est perceptible dans sa voix.
- Oui, oui.
Je renonce à l'envie de lui en faire un autre. Parce que trois câlins le même soir, ça risque de faire trop.
Je monte dans ma chambre, mais je m'immobilise dans les escaliers quand j'entends le tintement des verres.
C'est le seul bruit qui résonne tristement dans toute la grande maison.
Les larmes me piquent les yeux, mais je me force à les ravaler, pour ne pas l'alerter.
Qui aurait cru que ce son résonnerait si tristement ? C'est le signe qu'il va se servir un verre.
Puis un deuxième. Et sans doute les premiers d'une longue série.
J'ai découvert son sale petit secret en fouillant dans ses tiroirs à la recherche de chaussettes. Mais au lieu de ça, j'avais trouvé une lettre. Une lettre qui datait de l'époque ou maman était encore là. Elle racontait à mon père son voyage en Floride, puis, il y avait eu un passage... Qui concernait son alcoolisme.
J'en étais resté sur le cul.
J'ai presque envie de redescendre, de le prendre en flagrant délit, et de l'obliger à arrêter. Mais j'ai peur que ça n'ai l'effet inverse. Qu'est ce que je ferais si il arrêtait de boire en cachette et qu'il le faisait en permanence ?
Je ravale les larmes qui me piquent les yeux et file dans ma chambre. J'aimerais tellement pouvoir l'aider ! Mais je ne vois pas comment je pourrais m'y prendre.
Je file prendre ma douche et laisse l'eau brûlante apaiser mes muscles contractés puis décide de me laver les cheveux. Je renifle doucement le shampoing.
Il sent la rose, le jasmin et le soleil.
Il sent l'amour.
Il sent ma mère.
Je m'apprête à sortir de la douche, quand je perçois comme un parfum...Un mélange de notes boisées et de gel douche masculin. Une odeur de beau mec.
Mason sentait ça quand il sortait de la douche, à l'époque ou on sortait encore ensemble. J'aimais bien.
Je sors de la douche, enfile une serviette blanche autour de moi, et retourne dans ma chambre pour aller chercher mon pyjama.
Je freine des quatre fers et manque de m'étrangler en apercevant un garçon d'environ mon age, brun, avec des yeux bleus turquoise... Rivés sur moi.
Il est allongé sur mon lit, Grisou sur ses genoux.
- Va t'en !
Je me sens soudain toute nue. Avant de me rappeler que je suis toute nue, à l'exception de ma serviette. Ce n'est pas la première fois que je me retrouve comme ça devant un garçon, Mason et moi avions couché ensemble plusieurs fois, mais quand même.
Je baisse les yeux sur ma serviette, histoire de m'assurer que je ne révèle rien d'important, mais ma serviette est un peu trop petite. Quoi que je fasse, j'en révèle un peu trop soit en haut, soit en bas.
- Salut !
Salut ? Je lui crie de dégager, et lui, il me dit salut ?
- J'ai dit : va t'en !
La lueur bleutée qui anime son regard me donne le tournis.
- Désolé.
C'est déjà mieux que salut, sauf qu'il n'a pas l'air désolé du tout. Il me regarde comme si j'étais un cadeau de noël déballé avant l'heure.
Je passe derrière ma commode et me déshabille pour enfiler mon pyjama. Quand je réapparais, le garçon est toujours là, allongé sur mon lit avec un grand sourire.
Grisou ronronne sur lui en lui bavant carrément dessus. D'habitude, il ne bave que sur moi.
- Grisou a l'air de bien t'aimer, dis-je.
- C'est parce que je suis un garçon charmant.
- Permets moi d'en douter.
- Tu finiras bien par t'en rendre compte un jour. Au fait... J'aime bien ce pyjama, ajoute il avec un sourire dans ses yeux bleus.
Je pousse un grognement quand je baisse les yeux sur mon pyjama – celui avec des Bisounours.
- Je ne...
Je pince les lèvres.
Il sourit, ce qui fait danser la petite lueur bleue dans son regard.
- Je ne m'attendais pas à ce qu'une fille comme toi aime les petits nounours multicolores.
- J'aime bien les gens de toutes les tailles et de toutes les couleurs.
Il éclate de rire. C'est un son grave, franc et presque musical.
- D'accord.
Puis il s'efface.
Disparaît.
Je mets une seconde à réaliser qu'il n'était pas vraiment là. L'espace d'un instant, j'ai cru qu'il était réel, vivant. C'est pour ça que son parfum me suivait de partout, et qu'il est apparu sans prévenir.
En revanche, il n'était pas froid. Et ses couleurs n'étaient pas aussi délavées que celles de la plupart des esprits à qui j'ai eu affaire jusqu'ici.
Grisou saute de mon lit et va s'installer sur mon bureau. C'est bizarre. D'habitude, il n'a jamais manifesté d'attachement pour un fantôme. Il leur crache dessus à chaque fois qu'ils viennent me rendre visite.
Pour une fille qui est régulièrement en grande conversation avec les esprits, j'ai horreur de ça.
La mort, c'est vraiment une saloperie.
J'entends mon cœur se briser en même temps que j'entends un tintement. Le tintement du verre de mon père. Mon père, probablement alcoolique.
Ma vie, c'est vraiment du grand n'importe quoi.

Vous avez atteint le dernier des chapitres publiés.

⏰ Dernière mise à jour : Feb 24, 2021 ⏰

Ajoutez cette histoire à votre Bibliothèque pour être informé des nouveaux chapitres !

Un pied dans la Tombe Où les histoires vivent. Découvrez maintenant