La valse des mots

Par la lunette

Il le regarde par son viseur. L'homme est sur son canapé en cuir délavé, en train de fumer la dernière cigarette de son paquet. Il n'a rien de particulier, c'est Monsieur tout le monde. La trentaine, encore tous ses cheveux d'un blond reluisant, une barbe de deux jours. Il doit être plutôt grand, ses genoux remontent bien haut et l'homme en profite pour s'y accouder, se rapprochant ainsi de la télévision. Un match de rugby se joue sur l'écran et prend toute ton attention. Il doit pourtant attendre, n'alerter personne. Dans deux minutes la tante de l'homme l'appellerait pour prendre de ses nouvelles, comme chaque soir. Ils se parleraient pendant les dix prochaines minutes puis l'homme finirait sa cigarette debout, face à son canapé. Ça ne loupe pas. 18h45 précisément l'homme perd l'attention du match pour se tourner vers son combiné. Il le porte à son oreille et remue ces lèvres, plus que dix minutes à attendre. Il sait être patient, on le lui a appris, ça plus qu'autre chose. Ne quittant pas sa lunette, il suit les mouvements de l'homme à travers sa maison. Il ne sait pas rester immobile au téléphone, toujours à bouger et faire des grands gestes. La discussion avec la personne à l'autre bout du fil continue et l'homme passe du salon à la cuisine, ouvre son frigo et regarde ce qu'il peut se préparer pour ce soir. Il en sort un paquet de jambon et le pose sur le plan de travail, à côté du pain. Il ne veut sans doute pas se prendre la tête pour ce soir, un sandwich lui suffira. Toujours à parler avec la tante, l'homme reprend la direction du salon et s'appuie au dossier du canapé, la mine reposée. Il a prévu une surprise pour sa femme et sa fille. Ces dernières ont pu partir prendre des vacances chez les grands-parents mais pas lui, il avait trop de travail. Il avait réussi à prendre un congé à partir de demain sans en parler à sa famille. Quelle joie ce serait de se retrouver tous ensemble ! La petite rentrait au primaire et se plaisait à raconter ses journées à son père, une grande complicité entre eux apparemment. 18h55, l'appel se termine. L'homme reprend le visionnement de son match et lui, il raffermie la poigne sur son arme. Il se fiche des raisons de pourquoi on l'a commandité, tant que la femme de l'homme le paie, il fait son boulot. La somme d'argent était plutôt pas mal pour un Monsieur tout le monde mais il ne s'en préoccupe pas, ce ne sont pas ses affaires. Il vise la tête et appuie sur la gâchette.