II. L'homme en noir.

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Le Grand Mal est revenu cet hiver. Personne ne s'y attendait. L'automne avait été doux et les récoltes semées sans soucis.

Pourtant, le Grand Mal est quand même revenu.

C'était ce que tout le monde murmurait au village. Le bruit enflait comme une outre qu'on remplirait d'alcool. Les aubergistes, les palefreniers, les bûcherons, les forgerons, les métayers, les lavandières... Tous le murmuraient.

Je n'étais pas née la dernière fois. Mais on m'a racontée plein d'histoires sur le Grand Mal, qu'il fallait à tout prix l'éviter, qu'il allait semer le malheur, qu'il nous tomberait dessus sans qu'on ne s'y attende.

Sauf que c'était trop tard. Il était déjà là !

En retournant au village, je m'étais attendue à ce que l'enfer se soit abattu sur nous. Je m'étais attendu à ce que le Grand Mal rode dans les rues !

Pourtant, le ciel était aussi bleu que d'ordinaire. C'était en fait une très belle journée. Le soleil brillait dans le ciel et quelques perce-neiges apparaissaient déjà au bord des routes.

Arrivée sur la grande place, j'ai fait attention à ne pas glisser sur la glace qui s'était formée là où l'eau de pluie s'accumulait à chaque fois.

Malgré le beau temps, les signes de la famine étaient déjà là. Le marché était vide et des gardes se trouvaient devant le grenier à grain. D'habitude, ils discutaient avec les passants, buvaient, plaisantaient... Aujourd'hui, ils étaient aussi raides qu'un piquet et tenaient fermement leurs armes. J'ai été fascinée par la sévérité de leurs traits. Comment pouvait-on seulement avoir l'air aussi sérieux ?

Et surtout, comment pouvait-on avoir l'air si menaçant envers de pauvres gens qui avaient juste faim ?

— Ils sont déjà là ?

Je me suis figée en entendant ces mots que venaient de murmurer la maraichère. Qui était déjà là ? Tout en faisant mine de regarder les pommes qui n'étaient pas trop pourries, j'écoutais la discussion. L'aubergiste acquiesça.

— Ils se sont installés dans mes chambres.

— Alors c'est vrai...

— Que dieu nous protège !

Qu'il nous protège ? Mais de quoi ? La famine ? Nerveuse, j'ai rajusté le voile en toile sur ma tête. Je n'aimais pas le porter. Mais Maman m'avait demandée de le faire. Et Maman avait toujours raison. Même tante Hilda avait acquiescé. Il ne fallait pas que le Grand Mal m'emporte !

— Si vous voulez un bon conseil, méfiez-vous à partir de maintenant. Ça pourrait être n'importe qui... N'importe-quand.

N'importe-qui, n'importe-quand. Voilà comment frappait le Grand Mal !

J'ai donné deux pièces à la marchande pour trois pommes et je suis repartie. Je ne voulais plus entendre. La peur qui régnait au sein de leur discussion me rendait malade. Parce que j'avais l'impression d'être projetée dans un monde bien plus grave. Le monde des adultes.

Et parce qu'être une enfant me protégeait encore un peu ! Non ?

Je me suis vite éloignée de la grande place, non sans lancer un dernier coup d'œil aux gardes et au grenier à grain. Ils n'étaient plus seuls. Un autre homme était arrivé. Je ne le connaissais pas. Il n'était pas d'ici. Sa longue cape noire le dissimulait en partie mais je pouvais aisément voir la croix autour de son cou. Un chapelet richement orné.

Se sentant épié, il s'est tourné vers moi, sourcils froncés. Nos regards se sont croisés.

Et j'ai frissonné.

C'était le regard de la mort.

Il m'a scrutée quelques secondes, avec sévérité. Avant de se détourner. Mais son expression est restée à tout jamais figée dans mon esprit. Maman disait qu'il y avait en chaque homme une part de ténèbres. Mais chez lui, je ne voyais que ça. Aucune lumière. Rien.

Que des ténèbres, prêtes à m'engloutir si je ne faisais pas attention.

Maman m'avait un jour raconté une histoire sur une ombre qui emportait les enfants désobéissants... Elle avait dit qu'il s'appelait le croque mitaine. Et que si je continuais à lui désobéir, alors il m'emporterait. Alors depuis, j'ai été sage, je n'ai pas désobéi. Comme ça le croque mitaine ne m'emporterait pas.

L'homme en noir me faisait penser au croque mitaine.

D'un pas hâtif, je me suis éloignée. Je ne voulais plus rester là. Plus vite je rentrerais, mieux ce serait !

Mais alors que les rues se vidaient de plus en plus, des cris et des rires me sont parvenus. Resserrant mon panier contre moi, je me suis approchée. Au coin d'une ruelle, une bande de garçons s'amusaient à frapper un pauvre animal au sol, un écureuil roux qui ne pouvait même plus bouger sous les coups de bâtons qui pleuvaient sur lui.

J'ai tout de suite reconnu le plus hardi d'entre eux, le chef de cette petite bande qui me filait la nausée. Otto était le fils du plus riche marchand de la ville. Un véritable imbécile. C'est ce qu'il fallait être pour frapper un animal avec un bâton. Aujourd'hui, c'était un écureuil, demain, ce serait un autre enfant. Un imbécile et un lâche.

— Hé, laissez c'pauvre animal ! j'ai crié.

Les garçons se sont tournés vers moi, mauvais.

Otto s'est approché, menaçant.

— Regardez qui vient mettre son sale museau de renard dans ce qui ne la regarde pas !

Il a ri, d'un rire gras, un rire que je détestais. Ses amis, aussi imbéciles et lâches que lui, ont ri aussi. Il a fait un pas de plus, fanfaronnant, et a levé la main comme pour me frapper.

Mais je n'ai pas cillé face à son geste. Je l'ai juste toisé, bien campé au sol. Je n'avais pas peur. J'étais plus grande et plus forte qu'eux. Et surtout, je savais me battre.

Alors, avant qu'il ne puisse me toucher, c'est moi qui l'ai frappé. Vraiment fort. Mon poing a cogné sa mâchoire dans un craquement sonore.

Otto est tombé au sol et j'ai jubilé. J'ai jubilé parce qu'il se retrouvait à la place de ceux qu'ils terrorisaient. Il s'est redressé difficilement, les traits tordus de douleur, braillant comme un goret qu'on égorge une fois l'automne venu. Son nez était en sang. J'ai regardé le liquide rouge couler avec satisfaction, maculant son menton pointu. Heureusement pour moi, ses compagnons étaient encore trop surpris pour agir.

Hexe !

Je me suis brièvement figée. Son insulte s'est noyée dans un gargouillement informe. Hexe ! Un simple mot. Et pourtant, c'était la pire menace qui soit. Si j'avais su, j'aurais fait bien plus attention. Mais très vite, je l'ai oublié. Je devais partir. Et vite !

J'ai ramassé le petit écureuil et je l'ai déposé au fond de la poche de mon tablier avant de fuir. En rentrant, je le déposerais dans le chêne à côté de la maison.

J'avais oublié le Grand Mal, j'avais oublié l'homme en noir.

Après tout, si je faisais attention, il ne me toucherait pas !

HexenOù les histoires vivent. Découvrez maintenant