Samedi 27 février 1911, berges du fleuve Lenisseï, à 492 km au nord de la frontière mongole.
Il faisait froid, il faisait noir.
C'était l'une de ces nuits d'hiver glacée, où la température frôlait les -20°C, et où le seul bruit perceptible était celui des frottements ouatés et répétitifs des bottes lourdes, s'entrechoquant à chaque pas, et celui, plus discret, des animaux lointains.C'était une nuit d'encre, sans lune et sans étoiles, une nuit magnifique pour qui sait trouver dans les ténèbres toute la beauté qui s'y cache. Là où sans être vu mille animaux vivaient, et où chaque jour se succédaient des moments de joie et de peine, invisibles aux yeux humains et voilés de mystère, là précisément, dans ce tableau mystique, une silhouette se dessinait. Très finement peinte, elle courrait presque, semblait pressée.
On devinait derrière sa grosse écharpe rouge et son bonnet un visage aux traits d'une douceur et d'une beauté vraiment touchante, une beauté d'un autre temps, comme il n'en n'existe plus.
Ses yeux étaient d'un vert pur, profonds et brillant tels deux larges océans d'émeraude ; ils avaient cet éclat si singulier, si tragique, qu'on certains enfants endeuillés, lui donnant une touche mélancolique.
Oui, c'était assurément son regard qui vous frappait le premier chez elle. Il était vraiment d'une intensité extraordinaire, il vous transperçait comme une lame, vous laissant comme stupéfait et stupide. Un certain vertige vous prenait même, comme lorsque l'on regarde le ciel en face et que l'on craint de s'y noyer.Elle avait aussi une longue et fougueuse chevelure, couleur d'ébène, élégamment ondulée, volant au vent, et l'on distinguait sur ses joues légèrement roses de jolies taches de rousseur. Une grosse cicatrice barrait sa joue gauche, ternissant sa beauté mais ajoutant assurément au mysticisme persistant qui émanait d'elle.
Elle avait un peu l'air d'une Italienne, avec ses grands yeux intenses et son teint de neige, fière et grave, et semblait tout à fait à sa place dans cet endroit, comme si elle y était née. Et elle y était née, d'une certaine manière.
Partout où se posait son regard une forêt de sapins, de mélèzes et d'épicéas immense se dressait, haute et muette sous le manteau de neige noire. Elle y pénétra, toujours presque en courant.
On entendait tout à fait distinctement les bruits si particuliers des forêts de Sibérie orientale ; non loin, la robe de glace épaisse du Lenisseï craquait sous la course effrénée d'une meute de loups, tantôt chassant les rennes, tantôt, plus rarement, fuyant le tigre ou l'ours Kodiak, très nombreux à l'époque. Le vent hurlait dans ses oreilles, en écho aux loups, rendus fous par la nouvelle lune.
Elle savait parfaitement que mille créatures dangereuses et assoiffées de sang peuplaient ce lieu perdu, animaux ou humains et justement, elle craignait depuis son évasion spectaculaire qu'un monstre à forme humaine ne la pourchasse, tapi dans les ténèbres, prêt à lui sauter à la gorge. C'est pourquoi dans la poche antérieure droite de son manteau de fourrure, la main de la jeune italienne se tordait compulsivement sur la cross d'un semi automatique de chez Siderugica Glisenti.
Elle avait peur au fond peut être, mais ne tremblait pas. Non, jamais elle ne tremblait, pas même de froid.
Comme on lui avait appris lorsqu'elle était petite fille à la force des coups, la peur ne soumettait que les faibles et les forts étaient ceux qui ne craignaient ni la mort, ni la peur de mourir. Cette leçon vous rentre assez profondément dans le crâne et y reste comme une cicatrice persistante, lorsqu'à 8 ans on vous plonge nue dans l'un des lacs le plus froid de la planète, pour vous punir d'avoir volé un gâteau. Mais pour être tout à fait juste, elle était la seule à subir des punitions aussi disproportionnées.On traite toujours avec plus de cruauté ceux qu'on ne comprend pas, ceux qu'on ne peut contrôler, elle mieux que personne le savait...
Dans la lugubre maison où elle avait grandi, elle n'avait pas été seule. En effet beaucoup d'autres enfants comme elle, orphelins ou volés aux quatre coins de l'Europe, souvent à des familles riches, âgés de 4 à 6 ans vivaient là, et aucun n'avait pas de nom, " pour ne pas s'attacher à l'éphémère " disaient les soldats. Aucun, vraiment ? Ce n'était pas tout à fait exact.
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Les oiseaux
Historical Fiction" Eux avaient des armes à feu, ils auraient pu tuer l'ours d'un coup, sans un effort. Ils auraient pu le sauver, et ils ont préféré le laisser mourir, lui qu'elle aimait... Ha, ça leur aurait coûté trop cher de traîner l'enfant mutilé jusqu'au médec...